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V.

Eschyle1.

Eschyle.... c'est le mystère dans toute son

imposante et obscure majesté.

BALLANCHE.

Le Prométhée d'Eschyle nous reporte à l'aurore du monde grec. Avant moi, dit-il, les hommes voyaient, mais voyaient mal; ils entendaient, mais ne comprenaient pas. Pareils aux fantômes d'un songe, depuis deux siècles ils confondaient tout. Ne sachant se servir ni de briques ni de charpente, pour construire des maisons éclairées, ils habitaient comme l'avide fourmi des antres obscurs creusés sous la terre. Nul signe certain ne leur faisait distinguer la saison des frimas de celle des fleurs, des fruits ou des moissons. Sans réflexion,

Né 525 ans avant J.-C.

ils agissaient au hasard, jusqu'au moment où je leur fis observer le lever, et, ce qui est encore plus difficile à connaître, le coucher des astres. Pour eux j'ai trouvé la plus belle des sciences, celle des nombres; j'ai formé l'assemblage des lettres, et j'ai fixé la Mémoire, mère des Muses, âme de la vie. C'est moi qui le premier ai accouplé les animaux sous le joug, afin qu'asservis aux hommes, attelés ou chargés, ils succédassent à leurs plus pénibles travaux. Par moi les coursiers accoutumés au frein ont traîné des chars pour la pompe du luxe opulent; nul autre que moi n'a inventé čes voitures ailées dans lesquelles les nautoniers peuvent errer sur les mers. Infortuné! après tant d'inventions pour aider les mortels, je ne trouve pour moi-même aucun moyen de terminer les maux que j'ehdure1.

Plus loin, Prométhée dit qu'il a découvert la médecine et la divination. Ainsi, avant lui, les hommes étaient dans un état sauvage, et c'est lui qui a commencé la société. Mais il s'agit péu de la terre dans cette œuvre étonnante, mystérieuse comme certaines pages de l'Apocalypse. Il y a là tout un monde d'idées gigantesque et d'une audacieuse philosophie; si je vois bien, Eschyle est allé aussi loin que Sócrate dans la guerre contre les dieux de sa patrie. Les Athéniens n'ont pas eu de poison pour tous.

1 Prométhée, acte in, traduction de DUTHEIL.

Et d'abord qu'est-ce que ce Prométhée (son nom en grec signifie prévoyant), que Jupiter fait enchainer par la violence sur le Caucase pour y être déchiré par un vautour et frappé par la foudre? Il a dé robé le feu du ciel, et ce feu est la civilisation dont il a doté la terre? Voilà pourquoi le maître des dieux le hait et le foudroie. Jamais pluś stupide tyran n'a pesé sur les mortels. Aussi Prome thée est plein du souvenir d'un autre dieu, dont celui-ci n'est que le successeur dégénéré ; il prend en pitié l'Olympe grec si indigne de la primitive divinité, il le poursuit de ses sarcasmes et de sa colère. Il y á réellement une étrange grandeur dans cet initiateur des peuples, qui n'est pas frappé par les hommes, mais par un dieu jaloux du bonheur que son génie a procuré aux mortels. Il faut entendre avec quelle hauteur Prométhée répond à Mercure envoyé par Jupiter pour connaître l'avenir qu'il annonce.

«En vain tu m'importunes: je suis sourd comme les flots. Ne të figurë jamais que, redoutant les desseins de Jupiter, devenu timide comme une femme, j'aille tendre les mains et conjurer l'objet de toute ma haine de me délivrer de mes liens1. >>

Prométhée est-il donc une sorte de précurseur du Dieu-homme? un philosophe inspiré que les

1 Acte v.

prêtres des faux dieux auraient dans ces temps reculés fait mourir sur un roc sauvage pour venger les divinités outragées? Les poètes en ont-ils fait un Dieu moins puissant que Jupiter et écrasé par ses foudres?

D'autres ont cru retrouver dans Prométhée la chute des anges rebelles, et ce mystère catholique, c'est-à-dire universel, pourrait à la rigueur apparaître sous cette forme. Mais nous pouvons affirmer que telle n'est pas l'idée d'Eschyle; car dans son admirable dithyrambe, dans sa tragédie tout orientale, la supériorité du rebelle sur le dieu qui punit est incontestable. Pour couvrir son Jupiter de turpitude, il fait venir la nymphe Io, poursuivie par ce dieu impitoyable, parce qu'elle n'a pas cédé à son brutal désir. La malheureuse chassée de contrée en contrée, tombant à demimorte de fatigue, rencontre enfin Prométhée enchaîné sur le Caucase. Elle demande au prophète quel sera son avenir.

LE CHOEUR.

Que pouvez-vous avoir encore de funeste à lui annoncer?

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PROMÉTHÉE.

Un abîme de malheurs.

IO.

De quoi donc me sert la vie? Que tardé-je à me précipiter de ce roc escarpé? La pierre où je m'é

craserai sera mon salut. Ne vaut-il pas mieux mourir une fois que de souffrir tous les jours?

PROMÉTHÉE.

Comment supporterais-tu les tourments que j'éprouve, moi à qui le sort défend de mourir? La mort au moins termine les souffrances; mes peines n'auront de fin que quand Jupiter sera dépouillé de sa puissance.

IO.

Quoi! Jupiter un jour perdrait son empire! Que j'aurais de plaisir à en être témoin ! Puis-je ne le pas désirer, moi qu'il traite si cruellement?

PROMÉTHÉE.

Il le perdra; tu peux en être assurée.

Quand Eschyle écrivait ces vers, le culte de Jupiter était celui du peuple, et il est impossible de n'être pas frappé de cette hardiesse. Cet homme sublime avait la conscience d'une grande rénovation des destinées de l'humanité. Le culte de Jupiter n'est tombé que devant la vérité qui est le Christ.

Prométhée était un être si élevé que la nature s'émeut. L'Océan lui parle et cherche à apaiser ses souffrances. Cette grande animation de la nature nous rappelle la haute poésie orientale, et ce

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