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ment à former un majestueux ensemble. La tragédie de Sophocle est éminemment remarquable par la fermeté de son dessin. On voit que le poète a prévu, dès le début, les proportions et le dénoûment de son ouvrage. Puis il s'épand comme un fleuve profond et large, mais dont le cours n'a rien de désordonné ni de destructeur. Euripide, au contraire, court souvent au hasard; on dirait parfois qu'il improvise, tant son drame manque d'unité et de prévoyance; mais ce qui le fait grand à jamais, c'est l'exquise sensibilité de son cœur, la vérité de sa douleur, l'abondance de ses larmes.

Eschyle est un débris de la poésie orientale. Chantre des vieilles traditions, lyrique comme Job, on le croirait très antérieur à Homère, qui reflète bien plus que lui l'élément humain. Eschyle est gigantesque comme ces Titans qui tiennent une grande place dans son œuvre. Il est parfois étrange et indéchiffrable comme les peintures apocalyptiques. Eschyle a une place entièrement à part dans la poésie grecque. Cet homme est souvent pour nous un mystère.

Sophocle est l'artiste le plus harmonique que je connaisse. Il n'y a rien de plus grec que lui. Sa tragédie rappelle les temples de sa patrie. Puis cet homme avait de l'art l'idée élevée qu'en ont les philosophes chrétiens.

Quelques-uns ont cru que ces sentences philosophiques d'Euripide étaient un progrès, d'autres

ont pensé qu'elles n'étaient pas là à leur place. Elles nous semblent donner à la tragédie quelque chose du pamphlet, c'est-à-dire de fugitif et de peu digne.

Et, à ce sujet, on ne peut s'empêcher d'arrêter ses regards sur les trois glorieux enfants de la France qui ont naturalisé l'art tragique chez nous. La fierté castillane et romaine du grand Corneille rappelle le gigantesque Eschyle, comme le drame si pur et si noble de Racine fait penser à Sophocle. Voltaire est un génie d'une tout autre nature qu'Euripide. Il ne lui ressemble guère que par le bavardage philosophique.

Mais ce qui donne aux trois tragiques grecs une grande supériorité sur les tragiques français, c'est la naïveté, et aussi leur sentiment profond de la nature et de l'effet de ses aspects sur l'âme de l'homme. C'est ce parfum des côtes, cette fraîcheur de mer, cet air embaumé, qui se jouent dans tous leurs tableaux si grandioses et si solennels!

VIII

Aristophane 4.

Aristophane a été jugé de bien des manières. Ce n'est pas là une de ces gloires poétiques admises par tous, un de ces noms salués par le genre humain. Chez nous, le père Brumoy l'a admiré; Voltaire, avec cette mordante parole qui popularisait souvent des jugements hasardés, a dit que ce poète comique n'était ni poète ni comique; le chapitre de La Harpe n'est qu'une longue diatribe contre l'auteur des Nuées. Ces hommes ont oublié que Cicéron nommait Aristophane le meilleur poète de

Né 386 ans avant J.-C.

l'ancienne comédie, et que l'orateur romain n'était en cela que l'écho du plus grand prosateur grec, de Platon. Ils ont ainsi accusé de sottise le peuple athénien, assez bon juge cependant des matières littéraires. Ils se sont inscrits en faux, eux simples particuliers, contre le goût général d'une nation éminemment spirituelle et artiste. Ils ne se sont pas demandé s'ils s'étaient assez identifiés avec la vie du peuple d'Athènes, s'ils possédaient assez sa langue pour lui crier ainsi : Ton enthousiasme pour ton poète comique n'a pas le sens commun. Ils avaient leurs idées à eux, leurs idées françaises exclusives, et tout ce qui n'était pas la comédie de Molière ou de Regnard n'était pas de la comédie. L'Allemagne, par la voix imposante de son grand critique Frédéric Schlegel, a rendu hommage au comique athénien. Les hommes sont en général enclins à ne considérer qu'un côté des choses, et comme il y a dans Aristophane beaucoup à louer et à blâmer, il n'a pu manquer d'admirateurs ni de détracteurs exclusifs.

Sans doute la comédie de cet écrivain n'est pas cette haute comédie de caractères, dont Molière reste un type inimitable, qui va scrutant les plus intimes secrets du cœur humain et les dévoilant pour l'instruction du monde. C'est une œuvre locale, une peinture de la rue et du foyer, de ce qu'il y a en dehors dans la société. C'est aussi une sorte de tribune d'où Aristophane parlait au peu

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