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appui. C'est la punition de cet orgueil impie que Sophocle a eue en vue dans ce drame.

L'épisode de Fénélon et la tragédie de La Harpe ont popularisé en France le Philoctète grec, C'est un pathétique spectacle que ce vieux compagnon d'Hercule, blessé par la morsure d'un serpent, abandonné lâchement par les Grecs dans une île déserte, et souffrant des maux inouïs depuis plus de dix années. Sa joie en entendant le doux langage de la patrie, ses fureurs lorsque la ruse lui a arraché les armes d'Hercule, auxquelles les Grecs attachaient le sort de Troie, sont des beautés admirables, que l'abondante et suave poésie qui coule des lèvres de Sophocle rend plus admirables encore. Il est bien difficile de se faire l'idée de cette magique parole, quand on n'en a entendu que l'écho affaibli dans une langue moderne. Le vers de Sophocle est si plein, si musical, même pour nous, qui sommes loin d'en sentir les nuances comme les Grecs de Périclès, que nous comprenons les craintes de notre illustre Racine, qui n'osa jamais lutter avec ce noble athlète. C'est, à nos yeux, le plus beau et le plus pur hommage que jamais homme ait rendu à ce magnifique génie.

Il y a dans la vie des peuples des moments, où l'art fleurit dans toutes ses parties, où le génie artistique, préparé par les œuvres colossales de quelques poètes gigantesques et désordonnés, arrive

136 HISTOIRE DES LETTRES AVANT LE CHRISTIANISME. à un point parfaitement harmonique. Sophocle est le plus brillant représentant de cette ère en Grèce, et vraisemblablement dans le monde entier. Jamais toutes les parties d'un tout n'ont été plus habilement combinées et ne se sont fondues avec plus d'art.

Joignez à ce rare mérite une sensibilité profonde, un esprit d'une haute élévation, une compréhension parfaite de la mission religieuse et morale de l'art. Car Sophocle parle souvent un langage sacerdotal; on sent qu'il s'adresse à l'humanité, et qu'il est digne de lui donner des lois. Il adore le beau et le juste, qu'il sépare rarement. Lorsque mes souvenirs poétiques prennent une forme visible, Eschyle m'apparaît comme une mer tourmentée fouettant de ses flots écumeux et blanchis des rocs noirs et luisants; un ciel sombre aux reflets rouges, et des tonnerres grondant au loin; tandis que Sophocle me semble un océan limpide et profond portant majestueusement ses lames arrondies sur le sable des grèves, et reflétant l'azur d'un ciel étincelant et sans nuage.

VII.

Euripide 1.

Euripide était citoyen d'Athènes; on croit qu'il naquit à Salamine, où son père Mnésarque et sa mère Clito s'étaient réfugiés pour se dérober aux malheurs de la guerre, peut-être aussi pour éviter des poursuites. Ce Mnésarque était un pauvre cabaretier de Béotie qui avait été condamné, dans sa patrie, à la peine des banqueroutiers; sa mère, femme d'une naissance assez distinguée, se vit forcée de vendre des herbes pour vivre. Aristophane s'est permis à cet égard des plaisanteries qui ne lui font pas honneur.

Né 480 ans avant J.-C,

Après s'être adonné à la peinture avec quelque succès, le poète étudia l'éloquence sous le sophiste Prodicus, et la philosophie sous le fameux Anaxagore, un des derniers philosophes de la secte ionique; mais bientôt il reçut l'enseignement de Socrate, et devint l'ami du grand homme, qui ne se rendait au théâtre que pour entendre ses pensées dans les beaux vers d'Euripide. Les glorieux travaux du poète le mirent à même de former une bibliothèque qu'Athénée cite parmi les plus riches de l'antiquité.

Euripide publia au moins soixante-quinze pièces de théâtre; il ne nous en reste que dix-neuf, dont nous allons essayer l'analyse.

La tragédie d'Hécube est la seule qui nous ait été conservée sur ce sujet. Tout le monde a remarqué la double action de cette pièce, qui en fait deux drames; c'est un défaut, même pour nous, en 1845; l'unité d'action est à nos yeux la seule respectable. Les Grecs, avant de quitter le sol troyen, veulent immoler à Achille Polyxène, que son ombre réclame. Ils l'arrachent à sa déplorable mère, et la sacrifient, comme ils avaient sacrifié la fille de leur chef avant l'arrivée dans les plaines de Troie. Le rôle d'Hécube est une œuvre très pathétique du plus pathétique des poètes grecs. Ces douleurs déchirantes d'une mère sont exposées avec un ton de nature bien rare et bien admirable. La

résignation et la pudeur de la victime seraient dignes d'une jeune fille chrétienne.

La seconde action d'Hécube est absolument indépendante de la première; un des fils de l'infortunée, le seul qui n'eût pas péri en défendant les murs sacrés de Troie, avait été confié à Polymnestor, qui le fait mourir. Hécube et les Troyennes poignardent les deux enfants du meurtrier et lui crèvent les yeux. Ces scènes d'une vengeance horrible ne nous ont paru présenter aucun mouvement digne d'admiration; c'est un spectacle féroce, bien loin de celui auquel on assiste dans la première partie de ce drame.

L'Oreste d'Euripide n'est pas le sujet des autres tragédies publiées sous ce titre. Après la mort de Clytemnestre, les Argiens mettent en jugement Oreste et Électre; ils sont condamnés à mort; Pylade, dans son héroïque amitié, veut mourir avec eux; mais l'idée lui vient de se venger de Ménélas, qui les a lâchement laissé condamner sans les défendre, et de venger en même temps la Grèce en frappant Hélène, l'infidèle épouse de Ménélas, cause de tant de désastres. Ce projet s'exécute; Hélène est frappée par Oreste et disparaît à tous les regards; Ménélas survient; mais il aperçoit le glaive suspendu sur la tête de sa fille Hermione, et Oreste lui crie qu'elle va périr aussi, à moins qu'il n'obtienne des Argiens sa grâce et celle d'Électre. Ménélas balance, et Oreste ordonne de mettre le feu

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