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On n'y tombera jamais en suivant l'ordre de la géométrie. Cette judicieuse science est bien éloignée de donner la définition de ces mots primitifs, espace, temps, mouvement, égalité, majorité, diminution, tout, et les autres que le monde entend de soi-même. Mais, hors ceux-là, le reste des termes qu'elle emploie y sont tellement éclaircis et définis, qu'on n'a pas besoin de dictionnaire pour en entendre aucun. De sorte qu'en un mot tous les termes sont parfaitement intelligibles, ou par la lumière naturelle, ou par les définitions qu'elle en donne.

Voilà de quelle sorte elle évite tous les vices qui se peuvent rencontrer dans le premier point, qui consiste à définir les seules choses qui en ont besoin. Elle en use de même à l'égard de l'autre point, qui consiste à prouver les propositions qui ne sont pas évidentes.

Car, quand elle est arrivée aux premières vérités connues, elle s'arrête là, et demande qu'on les accorde, n'ayant rien de plus clair pour les prouver; de sorte que tout ce que la géométrie propose est parfaitement démontré, ou par la lumière naturelle, ou par les preuves.

De là vient que si cette science ne définit pas et ne démontre pas toutes choses, c'est par cette seule raison que cela nous est impossible.

On trouvera peut-être étrange que la géométrie ne puisse définir aucune des choses qu'elle a pour principaux objets; car elle ne peut définir ni le mouvement, ni les nombres, ni l'espace, et cependant ces trois choses sont celles qu'elle considère particulièrement, et selon la recherche desquelles elle prend ces trois différents noms de mécanique, d'arithmétique, de géométrie, ce dernier nom appartenant au genre et à l'espèce.

Mais on n'en sera pas surpris, si l'on remarque que cette admirable science, ne s'attachant qu'aux choses les plus simples, cette même qualité qui les rend dignes d'être ses objets, les rend incapables d'être définies; de sorte que le manque de définitions est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il ne vient pas de leur obscurité, mais, au contraire, de leur extrême évidence, qui est telle, qu'encore qu'elle n'ait pas la même conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude. Elle suppose donc que l'on sait quelle est la chose qu'on entend par ces mots : mouvement, nombre, espace; et sans s'arrêter à les définir inutilement, elle en pénètre la nature et en découvre les merveilleuses propriétés,

La principale est les deux infinités qui se rencontrent dans toutes, l'une de grandeur, l'autre de petitesse.

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Car, quelque prompt que soit un mouvement, on peut en concevoir un qui le soit davantage, et hâter encore ce dernier, et ainsi toujours à l'infini, sans jamais arriver à un qui le soit de telle sorte qu'on ne puisse plus y ajouter; et, au contraire, quelque lent que soit un mouvement, on peut le retarder davantage, et encore ce dernier, et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un tel degré de lenteur, qu'on ne puisse encore en descendre à une infinité d'autres, sans tomber dans le repos. De même, quelque grand que soit un nombre, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui surpasse le dernier, et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté. Et, au contraire, quelque petit que soit un nombre, comme le centième ou la dix-millième partie, on peut encore en avoir une moindre, et toujours à l'infini, sans arriver au zéro ou néant.

De même, quelque grand que soit un espace, on peut en concevoir un plus grand, et encore un qui le soit davantage, et ainsi à l'infini, sans jamais arriver à un qui ne puisse plus être augmenté; et, au contraire, quelque petit que soit un espace, on peut encore en considérer un moindre, et toujours à l'infini, sans jamais arriver à un indivisible qui n'ait plus aucune étendue.

Il en est de même du temps. On peut toujours en concevoir un plus grand sans dernier, et un moindre sans arriver à un instant et à un pur néant de durée.

"C'est-à-dire, en un mot, que, quelque mouvement que ce soit, quelque nombre, quelque espace, quelque temps que ce soit, il y en a toujours un plus grand et un moindre; de sorte qu'ils se soutiennent tous, entre le néant et l'infini, étant toujours infiniment éloignés de ces extrêmes.

Toutes ces vérités ne se peuvent démontrer, et cependant ce sont les fondements et les principes de la géométrie. Mais, comme la cause qui les rend incapables de démonstration n'est pas leur obscurité, mais au contraire leur extrême évidence, ce manque de preuve n'est pas un défaut, mais plutôt une perfection.

'D'où l'on voit que la géométrie ne peut définir les objets ni prouver les principes; mais par cette seule et avantageuse raison que les unes et les autres sont dans une extrême clarté naturelle qui convainc la raison plus puissamment que le discours.

II. L'art de persuader consiste autant en celui d'agréer qu'en

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celui de convaincre, tant les hommes se gouvernent plus par caprices que par raison.

Or, de ces deux méthodes, l'une de convaincre, l'autre d'agréer, je ne donnerai ici les règles que de la première, et encore au cas qu'on ait accordé les principes, et qu'on demeure ferme à les avouer; autrement je ne sais s'il y aurait un art pour accommoder les preuves à l'inconstance de nos caprices.

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Mais la manière d'agréer est bien, sans comparaison, plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable. Aussi, si je n'en traite pas, c'est parce que je n'en suis pas capable, et je m'y sens tellement disproportionné, que je crois la chose impossible.

Ce n'est pas que je ne croie qu'il y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois, et de toutes sortes de personnes, qu'à leur faire entendre les éléments de la géométrie.

Mais j'estime, et c'est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu'il est impossible d'y arriver. La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables; ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier, avec une telle diversité, qu'il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de soi-même dans les divers temps. Un homme a d'autres plaisirs qu'une femme. Un riche et un pauvre ⚫en ont de différents. Un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un, paysan, les vieux, les jeunes, les sains, les malades, tous varient, les moindres accidents les changent.

Or il y a un art, et c'est celui que je donne pour faire voir la liaison des vérités avec leurs principes, soit de vrai, soit de plaisir, pourvu que les principes qu'on a une fois avoués demeurent fermes, et sans être jamais démentis.

Mais, comme il y a peu de principes de cette sorte, et que, hors de la géométrie, qui ne considère que des lignes très-simples, il n'y a presque point de vérité dont nous demeurions toujours d'accord, et encore moins d'objet de plaisir dont nous ne changions à toute heure, je ne sais s'il y a moyen de donner des règles fermes pour accorder le discours à l'inconstance de nos caprices.

Cet art, que j'appelle l'art de persuader, et qui n'est proprement que la conduite des preuves méthodiques parfaites, consiste en trois parties essentielles à définir les termes dont on doit se servir par des définitions claires; à proposer des principes, ou axiomes évi dents, pour prouver la chose dont il s'agit, et à substituer toujours

mentalement dans la démonstration les définitions à la place des définis.

Et la raison de cette méthode est évidente, puisqu'il serait inutile de proposer ce qu'on veut prouver, et d'en entreprendre la démonstration, si on n'avait auparavant défini clairement tous les termes qui ne sont pas intelligibles, et qu'il faut de même que la démonstration soit précédée de la demande des principes évidents qui y sont nécessaires. Car, si l'on n'assure le fondement, on ne peut assurer l'édifice; et il faut enfin en démontrant substituer mentalement les définitions à la place des définis, puisque autrement on pourrait abuser des divers sens qui se rencontrent dans les termes. Et il est facile de voir qu'en observant cette méthode on est sûr de convaincre, puisque, les termes étant entendus, et parfaitement exempts d'équivoques par les définitions, et les principes étant accordés, si dans la démonstration on substitue toujours mentalement les définitions à la place des définis, la force invincible des conséquences ne peut manquer d'avoir tout son effet.

Aussi, jamais une démonstration dans laquelle ces circonstances sont gardées n'a pu recevoir le moindre doute, et jamais celles où elles manquent ne peuvent avoir de forces.

Il importe donc bien de les comprendre et de les posséder; et c'est pourquoi, pour rendre la chose plus facile et plus présente, je les donnerai toutes en ce peu de règles, qui enferment tout ce qui est nécessaire pour la perfection des définitions, des axiomes et des démonstrations, et par conséquent de la méthode entière des preuves géométriques de l'art de persuader.

Règles pour les définitions.

1o N'entreprendre de définir aucune des choses tellement connues d'elle-mêmes, qu'on n'ait point de termes plus clairs pour les expliquer.

20 N'omettre aucun des termes un peu obscurs ou équivoques sans définition.

30 N'employer dans la définition des termes que des mots parfaitement connus ou déjà expliqués.

Règles pour les axiomes.

10 N'omettre aucun des principes nécessaires, sans avoir demandé si on l'accorde, quelque clair et évident qu'il puisse être. 2o Ne demander en axiomes que des choses parfaitement évidentes d'elles-mêmes.

Règles pour les démonstrations.

1o N'entreprendre de démontrer aucune des choses qui sont tellement évidentes d'elles-mêmes, qu'on n'ait rien de plus clair pour les démontrer et prouver.

20 Prouver toutes les propositions un peu obscures, et n'employer à leur preuve que des axiomes très-évidents, ou des propositions déjà accordées ou démontrées.

3° Substituer toujours mentalement les définitions à la place des définis, pour ne pas être trompé par l'équivoque des termes que les définitions ont restreints..

Voilà en quoi consiste cet art de persuader, qui se renferme dans ces deux règles définir tous les noms qu'on impose, prouver tout en substituant mentalement les définitions à la place des définis.

Sur quoi il me semble à propos de prévenir trois objections principales qu'on pourra faire : l'une, que cette méthode n'a rien de nouveau ;

L'autre, qu'elle est bien facile à apprendre, sans qu'il soit nécessaire pour cela d'étudier les éléments de géométrie, puisqu'elle consiste en ces deux mots qu'on fait à la première lecture;

Enfin, qu'elle est assez inutile, puisque son usage est presque renfermé dans les seules matières géométriques. Sur quoi il faut faire voir qu'il n'y a rien de si inconnu et de plus difficile à pratiquer, et rien de plus utile et de plus universel.

Pour la première objection, qui est que ces règles sont connues dans le monde, qu'il faut tout définir et tout prouver, et que les logiciens même les ont mises entre les préceptes de leur art, je voudrais que la chose fût véritable, et qu'elle fût si connue, que je n'eusse de rechercher avec tant de soin la source pas eu la peine de tous les défauts de nos raisonnements. Mais cela l'est si peu, que, si l'on en excepte les seuls géomètres, qui sont en si petit nombre, qu'ils sont uniques en tout un peuple, et dans un long temps, on n'en voit aucun autre qui le sache aussi. Il sera aisé de le faire entendre à ceux qui auront parfaitement compris le peu que j'en ai dit. Mais, s'ils ne l'ont pas conçu parfaitement, j'avoue qu'ils n'y auront rien à apprendre.

Mais, s'ils sont entrés dans l'esprit de ces règles, et qu'elles aient fait assez d'impression pour s'y enraciner et s'y affermir, ils sentiront combien il y a de différence entre ce qui est dit ici et ce que quelques logiciens en ont peut-être écrit, d'approchant au hasard, en quelques lieux de leurs ouvrages.

C. C.

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