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II. Que leur nombre soit si grand, qu'il ne puisse venir à l'esprit des gens sensés d'en souhaiter un plus grand pour un témoignage assuré ;

III. Qu'on n'ait nullement sujet de soupçonner intérêt ni passion dans leur témoignage;

IV. Que ce témoignage ne soit pas contredit, même par ceux qui auraient intérêt de le faire.

144. Peut-être que quelqu'une de ces conditions, et surtout la dernière, n'est pas nécessaire; mais quand les quatre se trouvent réunies, je dis que c'est une règle de vérité si certaine, qu'aucun homme sensé n'en disconviendra jamais. Si l'on veut être de bonne foi, on trouvera même qu'il est impossible de ne pas juger que la chose est vraie. C'est pourquoi, dit M. Locke, nous la recevons aussi aisément et nous y adhérons aussi fermement que si c'était une connaissance certaine : de sorte qu'en conséquence nous raisonnons et nous agissons avec aussi peu de doute que si c'était une parfaite démonstration.

145. Au reste, je suis surpris que M. Locke ne donne à cette règle de nos jugements que le nom de probabilité. Il parle ainsi : Le plus haut degré de probabilité est lorsque le consentement général de tous les hommes dans tous les siècles, autant qu'il peut être connu, concourt avec l'expérience constante à confirmer la vérité d'un fait particulier attesté par des témoins sincères. Je suis, dis-je, surpris que M. Locke ne donne à tout cela que le nom de probabilité; ce n'est pas que je prétende m'arrêter jamais à disputer du mot. M. Locke a pu restreindre celui de certitude aux connaissances qui nous viennent uniquement par voie d'expérience personnelle; mais il faut avouer aussi qu'il n'aurait rien perdu de la justesse de ses expressions, pour suivre en cette occasion l'usage le plus universellement reçu : du moins aurait-il dû indiquer pourquoi il s'en écartait sans qu'il en paraisse aucune raison.

En effet, quand il dit que nous adhérons à cette probabilité aussi fermement qu'à une connaissance certaine, ce n'est donc pas selon lui une connaissance certaine; mais si elle ne l'est pas, comment avance-t-il qu'elle exclut le doute aussi bien qu'une parfaite démonstration ? Une connaissance qui exclut le doute autant qu'une démonstration peut-elle n'être pas certaine et évidente?

146. Au reste, mettant à part cette espèce de contradiction, si c'était au fond que M. Locke refusât d'admettre pour règle règle infaillible de vérité ce qu'il a appelé simplement probabilité, et ce que dans la suite il veut bien appeler assurance; je lui demanderais

volontiers pourquoi il admet pour certitude le témoignage des yeux, et non pas le témoignage unanime de tous les hommes ? N'est-ce pas également la nature qui, de côté et d'autre, nous impose la nécessité de consentir à ces témoignages, et qui persuade que ni l'un ni l'autre ne saurait nous tromper?

Aussi n'y a-t-il qui que ce soit, un peu versé dans l'histoire, qui ne se trouve du moins aussi certain qu'il a existé une ville appelée Carthage, qu'il est certain de ce qu'il a vu de ses yeux.

D'ailleurs M. Locke avoue qu'il est impossible de juger que tous les caractères d'une imprimerie se soient arrangés par hasard d'une manière si heureuse, qu'ils aient dressé un poëme aussi beau que l'Enéide de Virgile; or, il ne m'est pas moins impossible de juger que tous les hommes se soient trompés, ou soient convenus de me tromper, pour me faire croire qu'il y a eu une ville de Carthage. Il est donc certain qu'en ce cas-là je ne suis nullement libre pour faire un jugement contraire à ce témoignage unanime des hommes. Il me paraît évident que l'autorité, prise de la sorte, n'est pas une simple probabilité, mais une véritable certitude.

147. J'avoue au même temps que ce dernier genre de certitude, qui entraîne mon jugement avec autant de réalité que les précédentes, m'emporte avec moins de rapidité et de vivacité. Je ne suis pas plus certain que j'ai présentement un papier devant les yeux, que je suis certain qu'il y a une ville de Constantinople, et qu'il y a eu une ville de Carthage; cependant la première certitude fait encore sur moi une impression plus sensible que la seconde, et c'est ici que se vérifie, dans un sens très-raisonnable, la maxime dont nous avons parlé ailleurs : Qu'on croit encore plus ce qu'on voit que ce qu'on entend; c'est-à-dire qu'on y adhère, sinon avec plus de vérité, au moins avec plus de sensibilité.

148. Les témoignages d'autorité humaine universelle font le plust haut degré du genre de certitude qu'on appelle communément certitude morale.

149. Cette espèce de certitude a un rapport particulier avec les mœurs et la conduite des hommes, puisqu'elle les conduit dans leurs desseins, leurs vues, leurs entreprises et toutes leurs démarches; de manière que celui qui agirait contre cette espèce de certitude passerait avec raison pour extravagant.

150. D'ailleurs la certitude morale a des degrés, et elle fait sur nous moins d'impression à mesure que les conditions dont j'ai parlé s'y rencontrent moins.

Ainsi, supposé qu'elle tombe sur un fait historique, ceux mêmes

à l'égard de qui il est avéré sont moins emportés par sa vérité quand ils le voient contredit par quelques-uns; car encore qu'on sache qu'ils se trompent en ce point, leur jugement laisse toujours une sorte de soupçon qu'ils voient peut-être sur l'article dont il s'agit quelque chose que nous ne voyons pas nous-mêmes.

151. D'un autre côté, la certitude morale ne laisse pas de subsister avec ces légères ombres de soupçon. Ainsi, ceux qui ont examiné à fond la vérité de certains faits historiques en demeurent persuadés, bien qu'ils les voient contredits par des auteurs et des personnes que l'intérêt ou la passion font parler et penser autrement que les

autres.

152. Il semble donc que la certitude morale n'exige que les trois premières conditions dont j'ai parlé; savoir: 1o que l'autorité et le témoignage des hommes tombent sur des faits dont la connaissance soit parfaitement à la portée de ceux qui les rapportent, et qu'ils n'aient pu s'y méprendre; 2° qu'ils soient en grand nombre, et de dispositions si différentes, qu'on n'y puisse soupçonner de collusion; 3° que leur témoignage ne puisse paraître l'effet d'aucune passion ni d'aucun intérêt.

CHAP. XX. Si la mémoire est règle de vérité.

153.Une autre règle de vérité semble à quelques-uns la même que celles dont nous avons parlé, et cependant elle en est différente; elle consiste dans la mémoire que l'on conserve des vérités. On demande, par exemple, si, après avoir connu par voie de raisonnement toutes les conséquences d'un principe, j'en suis aussi assuré lorsque, dans la suite, je me souviens simplement de l'assurance que je m'en suis donnée par le raisonnement, que lorsqu'il était présent à mon esprit, et qu'il me convainquait actuellement. De même encore, on demande si je suis aussi assuré d'une chose que je me souviens d'avoir vue, que quand je la voyais actuellement.

154. Si l'on regarde le degré de vivacité d'impression dans la certitude, tout le monde conviendra qu'il est plus grand d'un côté que de l'autre; la conviction étant tout autrement sensible quand je vois actuellement, que quand je me souviens seulement d'avoir vu.

155. D'ailleurs ne peut-il pas arriver que je croie me souvenir, sans me souvenir en effet? Cependant, si c'est un souvenir trèsdistinct et très-formel, il supplée à la présence actuelle de l'objet, et l'on ne peut s'y méprendre; mais pour peu que le souvenir s'obscurcisse, comme il arrive presqu'à tout le monde, ou plus tôt ou plus

tard, quoique d'une manière souvent imperceptible, il faut être en garde contre la conviction qui se tire du souvenir. Au reste, l'expérience personnelle et la réflexion qu'on y fera doivent régler le plus ou le moins qu'il faut accorder à la certitude de la mémoire. Ceci peut nous faire naître une réflexion utile.

On trouve des gens attachés à certaines opinions, et parce qu'ils ne peuvent actuellement en rendre raison, on les regarde comme des esprits mal faits et entêtés: ce qui n'est pas toujours; mais seulement, ne se souvenant plus des raisons de leur opinion, ils se souviennent clairement qu'ils les ont pénétrées, et qu'ils en ont été pleinement convaincus. Quelquefois aussi ce pourrait être un prétexte d'opiniâtreté, pour se persuader à eux-mêmes qu'on ne peut rien ajouter ni opposer aux raisons dont ils croient avoir senti tout le poids. C'est pourquoi, lorsque les choses en méritent la peine, il ne faut guère, en matière de preuves et de raisonnement, se fier au simple souvenir d'en avoir été convaincu ; mais il faut se les rappeler actuellement et s'en défier, d'autant plus qu'on aurait plus de peine à les retrouver, parce que rien ne demeure davantage dans l'esprit et n'y revient plus aisément qu'une bonne raison, surtout dans le besoin. Je sais que la maxime n'est pas si générale, qu'elle n'ait ses exceptions; mais elles sont en trop petit nombre pour dispenser de suivre dans la pratique la règle que nous marquons.

Après cette citation, où le lecteur aura trouvé plusieurs choses dites par anticipation sur l'ordre de mes idées, je me borne à remarquer qu'il y a des premiers principes ou axiomes concernant les êtres en général, ou l'ontologie, et des premiers principes ou axiomes propres à chaque ordre de nos connaissances, physique, métaphysique et moral, ainsi qu'aux nombreuses sciences qui s'y rapportent. Les premiers se trouvent dans tous les livres de philosophie; les seconds sont exposés dans les livres qui traitent des différentes matières soumises aux investigations de l'esprit humain. Quelquefois il arrive, dans l'ordre scientifique, que les principes sont encore inconnus ou contestés; alors, les savants marchent à tâtons, ou se querellent entre eux, ou conviennent d'admettre un principe quelconque pour expliquer les faits connus, ou pour découvrir des faits nouveaux. D'où il résulte que souvent la science est incertaine et tumultueuse; parfois même, on s'est vu obligé de refondre les éléments de telle ou telle science, et de reconstruire sur un plan nouveau le palais imaginaire élevé à grands frais par les savants d'autrefois. Cela est arrivé quand des hommes de génie ont découvert un premier principe, ou quand le hasard l'a fait dé

couvrir à des gens vulgaires. Dans les temps modernes, une demidouzaine de découvertes fondamentales ont changé la face du monde : tant il y a de force dans une seule vérité ! mais il y a encore un grand nombre de principes ou de vérités de convention, des définitions, des classifications arbitraires, qui feront place à d'autres; des inductions incomplètes, qui seront contredites par des faits nouveaux pavillons mobiles où vient s'abriter la grande caravane des savants, en attendant la clarté du jour.

J'insiste sur cette idée, parce que dans les derniers temps la science a voulu trop se prévaloir au détriment des vérités premières qui constituent l'ordre religieux, moral et social. Bien des erreurs ont été érigées en principes, et puis on s'est hâté de saisir, entre ces prétendus principes scientifiques et les vérités d'un ordre plus élevé, des contradictions flagrantes. Cela devait être ainsi, parce que le faux et l'absurde ne peuvent que contredire le vrai. Il en est résulté, d'une part, une grande perturbation dans l'ordre intellectuel, et d'une autre part, une lutte longue et stérile, où se sont consumés de beaux talents, sans gloire pour eux, et sans profit pour le public. La science a fait une halte d'un demi-siècle dans le sophisme. Et l'on ne peut justifier cette longue perte de temps par la nécessité où se trouvaient les philosophes de conquérir l'indépendance de leur raison, et de restaurer ce qu'on a appelé la vérité philosophique1. Non, jamais le génie de l'homme ne fut enchaîné par la foi; tout le monde sait qu'avant l'explosion du xvIII° siècle,Descartes, Pascal, Newton, Leibnitz, etc., avaient été d'assez libres penseurs. Au sujet des premières vérités, je finirai par dire un mot de ce qu'on est convenu de nommer le premier principe philosophique, c'est-à-dire le principe fondamental d'où l'on peut déduire d'une manière certaine toutes les conséquences renfermées dans la philosophie. Qu'il y ait, ou non, un tel principe, c'est ce que nous ne voudrions ni affirmer ni contredire, puisque jusqu'à ce jour on n'a pu en tomber d'accord. Descartes a cru le trouver dans ce fameux axiome: Je pense, donc je suis. D'autres, tels que Locke, Condillac, M. de Bonald, et plus récemment encore, M. l'abbé Bautin2, ont pensé l'avoir rencontré dans la question ardue de l'origine de

1 Voir l'explication de ces mots dans les Etudes historiques, par M. de Châteaubriant.

2 Le système que M. Bautin développe principalement dans sa Correspondance philosophique paraît s'identifier avec celui que le savant Huet a exposé dans son Traité philosophique de la faiblesse de l'esprit humain, et dans ses Quæstiones alnetanæ, dont je parlerai plus tard.

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