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vaincu qu'ils ne nous sont point contraires. Tite-Live n'a jamais vu la statue d'Attius Navius, il n'en parle que sur un bruit populaire, ce n'est donc pas un monument qu'on puisse nous opposer, il faudrait qu'il eût subsisté du temps de Tite-Live: et d'ailleurs, qu'on compare ce fait avec celui de la mort de Lucrèce, et les autres faits incontestables de l'histoire romaine; on verra que dans ceux-ci la plume de l'historien est ferme et assurée; au lieu que dans celui-là elle chancelle, et le doute est comme peint dans sa narration: Id quia inaugurato Romulus fecerat, negavit Attius Navius, inclytus ea tempestate augur, neque mutari, neque novum constitui, nisi aves addixissent, posse. Ex eo ira regi mota eludereque artem (ut ferunt) agendum, inquit, divine tu, inaugura, fieri ne possit quod nunc ego mente concipio? Cum ille in augurio rem expertus profecto futuram dixisset; atqui hæc animo agitavi, te novacula cotem discissurum: cape hæc, et perage quod aves tuæ fieri posse portendunt. Tum illum haud cunctanter discidisse cotem ferunt. Statua Attii posita, capite velato, quo in loco res acta est, in comitio, in gradibus ipsis ad lævam curiæ fuit; cotem quoque eodem loco sitam fuisse memorant, ut esset ad posteros miraculi ejus monumentum. (Titus Liv., lib. 1. Tarq. Prisc. reg.)

Il y a plus, je crois que cette statue n'a jamais existé; car enfin, y a-t-il apparence que les prêtres et les augures, qui étaient si puissants à Rome, eussent souffert la ruine d'un monument qui leur était si favorable? Et si dans les orages qui faillirent engloutir Rome, ce monument avait été détruit, n'auraient-ils pas eu grand soin de le remettre sur pied dans un temps plus calme et plus serein? Le peuple lui-même, superstitieux comme il l'était, l'aurait demandé. Cicéron, qui rapporte le même fait, ne parle point de la statue, ni du rasoir, ni de la pierre qu'on voyait à ses pieds; il dit au contraire que la pierre et le rasoir furent enfouis dans la place où le peuple romain s'assemblait. Il y a plus, ce fait est d'une autre nature dans Cicéron que dans Tite-Live: dans celui-ci, Attius Navius déplaît à Tarquin, qui cherche à le rendre ridicule aux yeux du peuple par une question captieuse qu'il lui fait : mais l'augure, en exécutant ce que Tarquin demande de lui, fait servir la subtilité même de ce roi philosophe à lui faire respecter le vol des oiseaux qu'il paraissait mépriser. Ex quo factum est, ut eum (Attium Navium) ad se rex Priscus, accerseret. Cujus cum tentaret scientiam auguratus, dixit ei se cogitare quiddam: id posset ne fieri consuluit. Ille, inaugurio acto, posse respondit : Tarquinius autem dixit se cogitasse cotem novacula posse præcidi. Tum Attium jussisse ex

periri, ita cotem in comitium allatam, inspectante et rege et populo, novacula esse discissam. In eo evenit ut et Tarquinius augure Attio Navio uteretur, et populus de suis rebus ad eum referret. Cotem autem illam et novaculam defossam in comitio, supraque impositum puteal accepimus. (Cicer., de Divinit., lib. 1.)

. Dans celui-là Attius Navius est une créature de Tarquin, et l'instrument dont il se sert pour tirer parti de la superstition des Romains. Bien loin de lui déplaire en s'ingérant dans les affaires d'Etat, c'était ce roi lui-même qui l'avait appelé auprès de sa personne, sans doute pour l'y faire entrer. Dans Cicéron, la question que Tarquin fait à l'augure n'est point captieuse, elle paraît au contraire préparée pour nourrir et fomenter la superstition du peuple. Il la propose chez lui à Attius Navius, et non sur la place publique en présence du peuple, sans que l'augure s'y attendît. Ce n'est point la première pierre qui tombe sous la main dont on se sert pour satisfaire à la demande du roi ; l'augure a soin de l'apporter avec lui: on voit, en un mot, dans Cicéron, Attius Navius d'intelligence avec Tarquin pour jouer le peuple: l'augure et le roi paraissent penser de même sur le vol des oiseaux. Dans Tite-Live, au contraire, Attius Navius est un païen dévot qui s'oppose avec zèle à l'incrédulité d'un roi, dont la philosophie aurait pu porter coup aux superstitions du paganisme. Quel fond peut-on faire sur un fait sur lequel on varie tant, et quel monument nous oppose-t-on ? ceux dont les auteurs qui en parlent ne conviennent pas; si on écoute l'un, c'est une statue; si on écoute l'autre, c'est une couverture. Selon Tite-Live, le rasoir et la pierre se virent longtemps, selon Cicéron, on les enfouit dans la place: Cura non deesset, si qua ad verum via inquirentem ferret, nunc fama rerum standum est, ubi certam derogat vetustas fidem; et lacus nomen ab hac recentiore insignitius fabula est. (Tit. Liv., lib. vII. Q., serv. L.) Le fait de Curtius ne favorise pas davantage les sceptiques. Tite-Live lui-même qui le rapporte nous fournit la réponse. Selon cet historien, il serait difficile de s'assurer de la vérité de ce fait si on voulait la rechercher. Il sent qu'il n'a point assez dit; car bientôt après il le traite de fable. C'est donc avec la plus grande injustice qu'on nous l'oppose, puisque du temps de Tite-Live, par qui on le sait, il n'y en avait aucune preuve : je dis plus, puisque du temps de cet historien il passait pour fabuleux.

et

Que le Pyrrhonien ouvre donc enfin les yeux à la lumière, et qu'il reconnaisse avec nous une règle de vérité pour les faits. Peut-il en nier l'existence, lui qui est forcé de reconnaître pour vrais cer

tains faits, quoique sa vanité, son intérêt, toutes ses passions, en un mot, paraissent conspirer ensemble pour lui en déguiser la vérité, Je ne demande pour juge entre lui et moi que son sentiment intime. S'il essaie de douter de la vérité de certains faits, n'éprouve-t-il pas de la part de sa raison la même résistance que s'il tentait de douter des propositions les plus évidentes? et s'il jette les yeux sur la société, il achèvera de se convaincre, puisque sans une règle de vérité pour les faits, elle ne saurait subsister.

Est-il assuré de la réalité de la règle, il ne sera pas longtemps à s'apercevoir en quoi elle consiste. Ses yeux toujours ouverts sur quelque objet, et son jugement toujours conforme à ce que ses yeux lui rapportent, lui feront connaître que les sens sont pour les témoins oculaires la règle infaillible qu'ils doivent suivre sur les faits. Ce jour mémorable se présentera d'abord à son esprit, où le monarque français, dans les champs de Fontenoy, étonna par son intrépidité et ses sujets et ses ennemis. Témoin oculaire de cette bonté paternelle qui fit chérir Louis aux soldats anglais même, encore tout fumants du sang qu'ils avaient versé pour sa gloire, ses entrailles s'émurent et son amour redoubla pour un roi qui, non content de veiller au salut de l'Etat, veut bien descendre jusqu'à veiller sur celui de chaque particulier. Ce qu'il sent depuis pour son roi lui rappelle à chaque instant que ces sentiments sont entrés dans son cœur sur le rapport de ses sens.

Toutes les bouches s'ouvrent pour annoncer aux contemporains des faits si éclatants. Tous ces différents peuples, qui, malgré leurs intérêts divers, leurs passions opposées, mêlèrent leurs voix au concert de louanges que les vainqueurs donnaient à la valeur, à la sagesse et à la modération de notre monarque, ne permirent pas aux contemporains de douter des faits qu'on leur apprenait. C'est moins le nombre des témoins qui nous assure ces faits, que la combinaison de leurs caractères et de leurs intérêts, tant entre eux qu'avec les faits mêmes. Le témoignage de six Anglais sur les victoires de Melle et de Lauffeld me fera plus d'impression que celui de douze Français. Des faits ainsi constatés dans leur origine ne peuvent manquer d'aller à la postérité. Ce point d'appui est trop ferme pour qu'on doive craindre que la chaîne de la tradition en soit jamais détachée. Les âges ont beau se succéder, la société reste toujours la même, parce qu'on ne saurait fixer un temps où tous les hommes puissent changer. Dans la suite des siècles, quelque distance qu'on suppose, il sera toujours aisé de remonter à cette époque, où le nom flatteur de Bien-Aimé fut donné à ce roi qui

porte la couronne, non pour enorgueillir sa tête, mais pour mettre à l'abri celle de ses sujets. La tradition orale conserve ces grands traits de la vie d'un homme, trop frappants pour être jamais ou bliés; mais elle laisse échapper, à travers l'espace immense des siè cles, mille petits détails et mille petites circonstances toujours intéressantes lorsqu'elles tiennent à des faits éclatants. Les victoires de Melle, de Raucoux et de Lauffeld passeront de bouche en bouche à la postérité; mais si l'histoire ne se joignait à cette tradition, combien de circonstances glorieuses au grand général que le roi chargea du destin de la France se précipiteraient dans l'oubli! On se souviendra toujours que Bruxelles fut emporté au plus fort de l'hiver; que Berg-op-Zoom, ce fatal écueil de la gloire des Requesen, des Parme et des Spinola, ces héros de leur siècle, fut pris d'assaut; que le siége de Maëstrich termina la guerre; mais on ignorerait, sans le secours de l'histoire, quels nouveaux secrets de l'art de faire la guerre furent deployés devant Bruxelles et Berg-op-Zoom, et quelle intelligence sublime dispersa les ennemis rangés autour des murailles de Maëstrich, pour ouvrir, à travers leur armée, un passage à la nôtre, afin d'en faire le siége en sa présence. La postérité aura sans doute peine à croire tous ces hauts faits; et les monuments qu'elle verra seront bien nécessaires la raspour surer. Tous les traits que l'histoire lui présentera se trouveront comme animés dans le marbre, dans l'airain et dans le bronze : l'école militaire lui fera connaître comment, dans une grande âme, les vues les plus étendues et la plus profonde politique se lient naturellement avec un amour simple et vraiment paternel. Les titres de noblesse accordés aux officiers qui n'en avaient encore que les sentiments, seront à jamais un monument authentique de son estime pour la valeur militaire. Ce seront comme les preuves que historiens traîneront après eux pour déposer en faveur de leur sincérité dans les grands traits dont ils orneront le tableau de leur roi. Les témoins oculaires sont assurés par leurs sens de ces faits qui caractérisent ce grand monarque, les contemporains ne peuvent en douter à cause de la déposition unanime de plusieurs témoins oculaires entre lesquels toute collusion est impossible, tant par leurs intérêts divers que par leurs passions opposées; et la postérité, qui verra venir à elle tous ces faits la tradition orale, par par l'histoire et par les monuments, connaîtra aisément que la seule vérité peut réunir ces trois caractères.

les

CHAPITRE III.

LA VRAISEMBLANCE.

Ilya certains points capitaux qui dominent toute la vie humaine : nous venons de voir que la sagesse de la Providence les a mis hors de toute atteinte, en leur donnant pour appui et pour sauvegarde la tendance invincible de notre nature. Poussé au delà de toutes limites, le doute a cessé d'être philosophie, il devient stupidité. L'homme sage ne doute que pour parvenir à la certitude. Cependant, on se tromperait fort si l'on s'imaginait que, dans tous les cas, on soit obligé de suspendre son jugement jusqu'à l'acquisition de l'assurance parfaite qu'on ne se trompe pas. Il y a, dans l'usage ordinaire, une foule d'objets sur lesquels on peut prononcer d'après des probabilités plus ou moins grandes, sans qu'on puisse être accusé de témérité si l'on agit en conséquence de ces jugements. Quand l'essentiel est à l'abri de l'erreur, on peut, dans les détails, suivre la vraisemblance.

Le P. Buffier a traité cette matière avec détail, et avec cette raison calme et mesurée qui le caractérise. Je citerai ici le passage du Traité des premières vérités qui renferme ses considérations judicieuses.

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DE LA VRAISEMBLANCE, SELON LE P. buffier,

Des règles et des espèces du vraisemblable qui supplée aux premières vérités dans la conduite de la vie.

La vérité est quelque chose de si important pour l'homme, qu'il doit toujours chercher des moyens sûrs pour y arriver; et quand il ne le peut, il doit s'en dédommager, en s'attachant à ce qui en approche le plus, qui est ce qu'on appelle vraisemblable.

Au reste, une opinion n'approche du vrai que par certains en-' droits car approcher du vrai, c'est ressembler au vrai; c'est-àdire être propre à former ou à rappeler dans l'esprit l'idée du vrai, Or si une opinion, par tous les endroits par lesquels on la peut considérer, formait également les idées du vrai, il n'y paraîtrait rien que de vrai, on ne pourrait juger la chose que vraie; et par là ce serait effectivement le vrai ou la vérité même.

D'ailleurs, comme ce qui n'est pas vrai est faux, et que ce qui ne

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