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tage, par la vivacité toujours victorieuse de son imagination domi

nante.

MONTAIGNE JUGÉ PAR PASCAL.

Montaigne, né dans un état chrétien, fait profession de la religion catholique; mais, comme il a voulu chercher une morale fondée sur la raison, sans les lumières de la foi, il prend ses principes dans cette supposition, et considère l'homme destitué de toute révélation. Il met donc toutes choses dans un doute si universel et si général, que, l'homme doutant même s'il doute, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos, s'opposant également à ceux qui disent que tout est incertain, et à ceux qui disent que tout ne l'est pas, parce qu'il ne veut rien assurer. C'est dans ce doute qui doute de soi, et dans cette ignorance qui s'ignore, que consiste l'essence de son opinion. Il ne peut l'exprimer par aucun terme positif: car, s'il dit qu'il doute, il se trahit, en assurant au moins qu'il doute, ce qui étant formellement contre son intention, il est réduit à s'expliquer par interrogation, de sorte que, ne voulant pas dire, je ne sais, il dit, que sais-je ? De quoi il a fait sa devise en la mettant sous les bassins d'une balance, lesquels, pesant les contradictoires, se trouvent dans un parfait équilibre. En un mot, il est pur pyrrhonien. Tous ses discours, tous ses essais roulent sur ce principe, et c'est la seule chose qu'il prétend bien établir. Il détruit insensiblement tout ce qui passe pour le plus certain parmi les hommes, non pas pour établir le contraire, avec une certitude de laquelle seule il est ennemi, mais pour faire voir seulement que les apparences étant égales de part et d'autre, on ne sait où asseoir sa créance.

Dans cet esprit, il se moque de toutes les assurances; il combat, par exemple, ceux qui ont pensé établir un grand remède contre les procès par la multitude et la prétendue justesse des lois; comme si on pouvait couper la racine des doutes d'où naissent les procès, comme s'il y avait des digues qui pussent arrêter le torrent de l'incertitude et captiver les conjectures. Il dit à cette occasion qu'il voudrait autant soumettre sa cause au premier passant qu'à des ruges armés de ce nombre d'ordonnances. Il n'a pas l'ambition de changer l'ordre de l'État, il ne prétend pas que son avis soit meilleur, il n'en croit aucun bon. Il veut seulement prouver la vanité des opinions les plus reçues, montrant que l'exclusion de toutes es lois diminuerait plutôt le nombre des différends que cette multude de lois qui ne sert qu'à l'augmenter, parce que les obscurités

croissent à mesure qu'on espère les ôter: elles se multiplient par les commentaires; et le plus sûr moyen d'entendre le sens d'un discours est de ne le pas examiner, de le prendre sur la première apparence; car, si peu qu'on l'observe, toute sa clarté se dissipe : - sur ce modèle, il juge à l'aventure de toutes les actions des hommes et des points d'histoire, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, suivant librement sa première vue, et sans contraindre sa pensée sous les règles de la raison, qui n'a, selon lui, que de fausses mesures. Ravi de montrer par son exemple les contrariétés d'un même esprit dans ce génie tout libre, il lui est également bon de s'emporter ou non dans les disputes, ayant toujours par l'un ou l'autre exemple un moyen de faire voir la faiblesse des opinions, étant porté avec tant d'avantage dans le doute universel, qu'il s'y fortifie également par son triomphe et par sa défaite.

C'est dans cette assiette, toute flottante et toute chancelante qu'elle est, qu'il combat avec une fermeté invincible, et foudroie l'impiété horrible de ceux qui assurent que Dieu n'est point. Il les entreprend particulièrement dans l'apologie de Raimond de Sebonde; et, les trouvant dépouillés volontairement de toute révéla tion, et abandonnés à leur lumière naturelle, tout fait mis à part, il les interroge de quelle autorité ils entreprennent de juger de cet. Être souverain, qui est infini par sa propre définition, eux qui ne connaissent véritablement aucune des moindres choses de la nature. Il leur demande sur quels principes ils s'appuient, et il les presse de les lui montrer. Il examine tous ceux qu'ils peuvent produire, et il pénètre si avant par le talent où il excelle, qu'il montre la vanité de tous ceux qui passent pour les plus éclairés et les plus fermes. Il demande si l'âme connaît quelque chose, si elle se connaît elle-même, si elle est substance ou accident, corps ou esprit ce que c'est que chacune de ces choses, et s'il n'y a rien qui ne soit quelqu'un de ces ordres; et si elle connaît son propre corps, si elle sait ce que c'est que matière; comment elle peut raison

ner, si elle est matière, et comment elle peut être unie à un corps particulier, et en ressentir les passions, si elle est spirituelle. Quand a-t-elle commencé d'être? avec ou devant le corps? Finit-elle avec lui ou non? Ne se trompe-t-elle jamais? Sait-elle quand elle erre, vu que l'essence de la méprise consiste à la méconnaître? Il de mande encore si les animaux raisonnent, pensent, parlent; qui peut décider ce que c'est que le temps, l'espace, l'étendue, le mouvement, l'unité, toutes choses qui nous environnent, et entièrement inexplicables; ce que c'est que santé, maladie, mort, vie, bien, mal,

justice, péché, dont nous parlons à toute heure; si nous avons en nous des principes du vrai, et si ceux que nous croyons, et qu'on appelle axiomes, ou notions communes à tous les hommes, sont conformes à la vérité essentielle. Puisque nous ne savons que par la seule foi qu'un Etre tout bon nous les a donnés véritables, en nous créant pour connaître la vérité, qui saura, sans cette lumière de la foi, si, étant formées à l'aventure, nos notions ne sont pas incertaines, ou si, étant formées par un être faux et méchant, il ne nous les a pas données fausses pour nous séduire? Montrant par là que Dieu et le vrai sont inséparables, et que si l'un est ou n'est pas, s'il est certain ou incertain, l'autre est nécessairement de même. Qui sait si le sens commun, que nous prenons ordinairement pour juge du vrai, a été destiné à cette fonction par celui qui l'a créé? Qui

sait ce que c'est que vérité, et comment on peut s'assurer de l'avoir sans la connaître? Qui sait même ce que c'est qu'un être, puisqu'il est impossible de le définir, qu'il n'y a rien de plus général, et qu'il faudrait, pour l'expliquer, se servir de l'Etre même, en disant: C'est telle ou telle chose? Puis donc que nous ne savons ce que c'est qu'ame, corps, temps, espace, mouvement, vérité, bien, ni même l'être, ni expliquer l'idée que nous nous en formons, comment nous assurons-nous qu'elle est la même dans tous les hommes? Nous n'en avons d'autres marques que l'uniformité des conséquences, qui n'est pas toujours un signe de celle des principes; car ceux-ci peuvent bien être différents, et conduire néanmoins aux mêmes conclusions, chacun sachant que le vrai se conclut souvent du faux.

Enfin Montaigne examine profondément les sciences : la géométrie, dont il tâche de montrer l'incertitude dans ses axiomes et dans les termes qu'elle ne définit point, comme d'étendue, de mouvement, etc.; la physique et la médecine, qu'il déprime en une infinité de façons; l'histoire, la politique, la morale, la jurisprudence et le reste de sorte que, sans la révélation, nous pourrions croire, selon lui, que la vie est un songe dont nous ne nous éveillons qu'à la mort, et pendant lequel nous avons aussi peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C'est ainsi qu'il gourmande si fortement et si cruellement la raison dénuée de la foi, que, lui faisant douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, où plus ou moins que l'homme, il la fait descendre de l'excellence qu'elle s'est attribuée, et la met, par grâce, en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir de cet ordre jusqu'à ce qu'elle soit instruite, par son créateur même, de son rang qu'elle ignore; la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de toutes, ce

sée

qui lui paraît aussi facile que le contraire, et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour reconnaître sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte vanité. On ne peut voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froispar ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, laquelle, de la société avec Dieu où il s'élevait par les maximes de sa faible raison, le précipite dans la condition des bêtes; et on aimerait de tout son cœur le ministre d'une si grande vengeance, si, en suivant les règles d'une bonne morale, il portait ces hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer de ceux qu'il les a convaincus de ne pas pouloir seulement connaître. C'est ici le faible de Montaigne. Voyons sa morale.

De ce principe, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant combien il y a de temps qu'on cherche le vrai et le bien, sans grand progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres; demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur ces sujets, de peur d'y enfoncer en appuyant; prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que, quelque peu que l'on serre la main, ils s'échappent entre les doigts et la laissent vide. Il suit donc le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait se faire violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il y gagnerait, ignorant où est le vrai. Il fuit aussi la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il n'y veut pas résister par la même raison; mais il ne se fie pas trop à ces mouvements de crainte, et n'oserait en conclure que ce soient de véritables maux: vu qu'on sent aussi des mouvements de plaisir qu'on accuse d'être mauvais, quoique la nature, dit-il, parle au contraire. « Ainsi je n'ai rien. d'extravagant dans ma conduite, poursuit-il, j'agis comme les autres, et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, je le fais par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareilles de l'un et de l'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui m'entraînent. » Il suit les mœurs de son pays, parce que la coutume l'emporte; il monte son cheval, parce que le cheval le souffre, mais sans croire que ce soit de droit; au contraire, il ne sait pas si cet animal n'a pas celui de se servir de lui. Il se fait même quelque violence pour éviter certains vices; il garde la fidélité au mariage à cause de la peine qui suit les désordres, la règle de ses actions étant en tout la commodité et la tranquillité. Ii rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on

peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé et en sueur, dans une posture pénible et tendue; loin des hommes dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher; fantôme, dit Montaigne, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait autre chose, avec un travail continuel, que de chercher un repos où elle n'arrive jamais: au lieu que sa science est naïve, familière, plaisante, enjouée, et, pour ainsi dire, folâtre; elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons et mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peine, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il le dit lui-même 1.

Charron (1541-1603), d'abord avocat au Parlement, quitta lebarreau pour la carrière ecclésiastique. Il fut successivement théologal de Bazas, d'Acqs, de Leictoure, d'Agen, de Cahors, de Condom et de Bordeaux : récompenses que les évêques d'alors crurent devoir décerner à son mérite. En effet, il débuta par un écrit intitulé les Trois Vérités, dans lequel il combattait 1° les athées ; 2o les païens, les Juifs et les Mahométans; 3° les hérétiques et les schismatiques. Ce livre lui fit beaucoup d'honneur et fut combattu vainement par les protestants, qui n'avaient ni son esprit méthodique, ni sa vigueur de style. Mais Charron s'était rencontré avec Montaigne ; il était devenu son disciple et son ami. Il reproduisit donc une partie de ses paradoxes dans son Traité de la sagesse, qui fut censuré par la Sorbonne, l'Université, le Parlement et le Châtelet. Sous prétexte de combattre les opinions populaires, ce livre semblait consacrer le principe des Pyrrhoniens. Le Père Garasse a mis Charron au rang de Théophile et de Vanini. Il le peint livré à un athéisme brutal, accoquiné à des mélancolies langoureuses et truandes.

Sil on retranche ce qu'il peut y avoir d'exagéré dans la censure contemporaine, on trouvera encore dans le Traité de la Sagesse de quoi mettre Charron au nombre des sceptiques.

Bayle (1647-1706) est peut être le plus fécond, le plus subtil et le plus déloyal de tous les sceptiques anciens et modernes. Posses

'Pensées de Pascal, act. X. On voit que Pascal se montre moins sévère que Malebranche. Cela tient à sa manière de considérer la raison isolée de la foi. Sous ce rapport, Pascal semble quelquefois se rapprocher du langage des sceptiques, afin de mieux faire sentir combien l'homme a besoin d'une révélation. Nous aurons bientôt occasion d'examiner cette manière de voir.

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