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Montaigne n'a fait son livre que pour se peindre et pour représenter ses humeurs et ses inclinations; il l'avoue lui-même dans l'avertissement au lecteur, inséré dans toutes les éditions: C'est moi que je peins, dit-il, je suis moi - même la matière de mon livre. Et cela paraît assez en le lisant, car il y a très-peu de chapitres dans lesquels il ne fasse quelque digression pour parler de lui, et il y a même des chapitres entiers dans lesquels il ne parle que de lui. Mais s'il a composé son livre pour s'y peindre, il l'a fait imprimer afin qu'on le lût. Il a donc voulu que les hommes le regardassent et s'occupassent de lui, quoiqu'il dise que ce n'est pas raison qu'on emploie son loisir en un sujet si frivole et si vain. Ces paroles ne font que le condamner, car s'il eût cru que ce n'était pas raison qu'on employât le temps à lire son livre, il eût agi lui-même contre le sens commun en le faisant imprimer. Ainsi on est obligé de croire, ou qu'il n'a pas dit ce qu'il pensait, ou qu'il n'a pas fait ce qu'il devait. C'est encore une plaisante excuse de la vanité, de dire qu'il n'a écrit que pour ses parents et amis. Car, si cela eût été ainsi, pourquoi en eût-il fait faire trois impressions? une seule ne suffisait-elle pas pour ses parents et pour ses amis? D'où vient encore qu'il a augmenté son livre dans les dernières impressions qu'il en a fait faire, et qu'il n'en a jamais rien retranché, si ce n'est que la fortune secondait ses intentions ? J'ajoute, dit-il, mais je ne corrige pas, parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y ait plus de droit. Qu'il dise s'il peut mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu'il a vendue. De telles gens il ne faudrait rien acheter qu'après leur mort, qu'ils y pensent bien avant que de se produire. Qui les háte? mon livre est toujours un, etc. Il a donc voulu se produire et hypothéquer au monde son ouvrage aussi bien qu'à ses parents et à ses amis. Mais sa vanité serait toujours assez criminelle, quand il n'aurait tourné et arrêté l'esprit et le cœur que de ses parents et de ses amis vers son portrait, autant de temps qu'il en faut pour lire son livre.

Si c'est un défaut de parler souvent de soi, c'est une effronterie, ou plutôt une espèce de folie que de se louer à tous moments, comme fait Montaigne; car ce n'est pas seulement pécher contre l'humilité chrétienne, mais c'est encore choquer la raison.

Les hommes sont faits pour vivre ensemble, et pour former des corps et des sociétés civiles. Mais il faut remarquer que tous les particuliers qui composent les sociétés ne veulent pas qu'on les regarde

'Chap. 9, liv. 3.

C. C.

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comme la dernière partie du corps duquel ils sont. Ainsi ceux qui se louent, se mettant au-dessus des autres, les regardant comme les dernières parties de leur société, et se considérant eux-mêmes comme les principales et les plus honorables, ils se rendent nécessairement odieux à tout le monde, au lieu de se faire aimer et de se faire estimer.

C'est donc une vanité, et une vanité indiscrète et ridicule à Montaigne, de parler avantageusement de lui-même à tous moments; mais c'est une vanité encore plus extravagante à cet auteur de décrire ses défauts. Car, si l'on y prend garde, on verra qu'il ne découvre guère que les défauts dont on fait gloire dans le monde, à cause de la corruption du siècle; qu'il s'attribue volontiers ceux qui peuvent le faire passer pour esprit fort, ou lui donner l'air cavalier, et afin que, par cette franchise simulée de la confession de ses désordres, on le croie plus volontiers lorsqu'il parle à son avantage. Il a raison de dire1 que se priser et se mépriser naissent souvent de pareil air d'arrogance. C'est toujours une marque certaine que l'on est plein de soi-même; et Montaigne me paraît encore plus fier et plus vain quand il se blâme, que lorsqu'il se loue, parce que c'est un orgueil insupportable, que de tirer vanité de ses défauts, au lieu de s'en humilier. J'aime mieux un homme qui cache ses crimes avec honte, qu'un autre qui les publie avec effronterie; et il me semble qu'on doit avoir quelque horreur de la manière cavalière et peu chrétienne dont Montaigne représente ses défauts. Mais examinons les autres qualités de son esprit.

2

Si nous croyons Montaigne sur sa parole, nous nous persuaderons que c'était un homme de nulle rétention. qu'il n'avait point de garaoire; que la mémoire lui manquait du tout, mais qu'il ne manquait pas de sens et de jugement. Cependant, si nous en croyons le portrait même qu'il a fait de son esprit, je veux dire son propre livre, nous ne serons pas tout à fait de son sentiment. Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes, dit-il, et quand j'ai un propos à tenir, s'il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misé rable nécessité d'apprendre par cœur mot à mot ce que j'ai à dire, autrement je n'aurais ni façon ni assurance, étant en crainte que ma mémoire ne me vínt faire un mauvais tour. Un homme qui peut bien apprendre mot à mot des discours de longue haleine, pour avoir quelque façon et quelque assurance, manque -t-il plutôt de mémoire que de jugement? et peut-on croire Montaigne, lorsqu'il 1 Liv. 3, ch. 13.

2 Liv. 2, ch. 10; l. 1, ch. 24; 1. 2, ch. 37.

dit de lui: Les gens qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays ; car il m'est très-mal aisé de retenir des noms, et si je durais à vivre long-temps, je ne crois pas que je n'oubliasse mon nom propre. Un simple gentilhomme qui peut retenir par cœur, et mot à mot, avec assurance des discours de longue haleine, a-t-il un si grand nombre d'officiers, qu'il n'ea puisse retenir les noms? Un homme qui est né et nourri aux champs et parmi le labourage, qui a des affaires et un ménage en main, et qui dit1 que de mettre à non chaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre nos mains, ce qui regarde de plus près l'usage de la vie, c'est chose bien éloignée de son dogme, peut-il oublier les noms français de ces domestiques? peut-il ignorer, comme il dit, la plupart de nos monnaies; la différence d'un grain à l'autre, en la terre et au grenier, si elle n'est pas trop apparente; les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfants savent; de quoi sert le levain à faire du pain, et ce que c'est que de faire cuver du vin, et cependant avoir l'esprit plein de noms des anciens philosophes et de leurs principes, des idées de Platon, des atomes d'Épicure, du plein et du vide de Leucippus et de Démocritus, de l'eau de Thales, de l'infinité de nature d'Anaximandre, de l'air de Diogène, des nombres et de la symétrie de Pythagoras, de l'infini de Parménide, de l'un de Museus, de l'eau et du feu d'Apollodorus, des parties simillaires d'Anaxagoras, de la discorde et de l'amitié d'Em pédocle, du feu d'Héraclite, etc. Un homme, qui, dans trois ou quatre pages de son livre, rapporte plus de cinquante noms d'auteurs différents, avec leurs opinions; qui a rempli tout son ouvrage de traits d'histoire et d'apophthegmes entassés sans ordre; qui dit que 3 l'histoire et la poésie sont son gibier en matière de livres ; qui se contredit à tous moments et dans un même chapitre, lors même qu'il parle des choses qu'il prétend le mieux savoir, je veux dire lorsqu'il parle des qualités de son esprit, se doit-il piquer d'avoir plus de jugement que de mémoire?

Avouons donc que Montaigne était excellent en oubliance, puisque Montaigne nous assure qu'il souhaite que nous ayons ce sentiment de lui, et qu'enfin cela n'est pas tout à fait contraire à la vérité. Mais ne nous persuadons pas sur sa parole, ou par les louanges qu'il se donne, que c'était un homme de grand sens et d'une pénétration d'esprit tout extraordinaire. Cela nous pourrait

1 Liv. 2, cb. 17. 2 Liv. 2, ch. 12. 3 Liv. 1, ch. 25.

jeter dans l'erreur, et donner trop de crédit aux opinions fausses et dangereuses qu'il débite avec une fierté et une hardiesse dominante, qui ne fait qu'étourdir et qu'éblouir les esprits faibles.

L'autre louange que l'on donne à Montaigne, est qu'il avait une connaissance parfaite de l'esprit humain; qu'il en pénétrait le fond, la nature, les propriétés; qu'il en savait le fort et le faible, en un mot, tout ce que l'on en peut savoir. Voyons s'il mérite bien ces louanges, et d'où vient qu'on est si libéral à son égard.

I

Ceux qui ont lu Montaigne savent assez que cet auteur affectait de passer pour Pyrrhonien, et qu'il faisait gloire de douter de tout. La persuasion de la certitude, dit-il, est un certain témoignage de folie et d'incertitude extrême, et n'est point de plus folles gens et moins philosophes que les Philodoxes de Platon 2. Il donne au contraire tant de louanges aux Pyrrhoniens dans le même chapitre, qu'il n'est pas possible qu'il ne fût de cette secte. Il était nécessaire de son temps, pour passer pour habile et pour galant homme, de douter de tout; et la qualité d'esprit fort dont il se piquait l'engageait encore dans ces opinions. Ainsi, en le supposant académicien, on pourrait tout d'un coup le convaincre d'être le plus ignorant de tous les hommes, non-seulement dans ce qui regarde la nature de l'esprit, mais même en toute autre chose. Car, puisqu'il y a une différence essentielle entre savoir et douter, si les académiciens disent ce qu'ils pensent lorsqu'ils assurent qu'ils ne savent rien, on peut dire que ce sont les plus ignorants des hommes.

Mais ce ne sont pas seulement les plus ignorants de tous les hommes, ce sont aussi les défenseurs des opinions les moins raisonnables; car non-seulement ils rejettent tout ce qui est de plus certain et de plus universellement reçu pour se faire passer pour esprits forts, mais, par le même tour d'imagination, ils se plaisent à parler d'une manière décisive des choses les plus incertaines et les moins probables. Montaigne est visiblement frappé de cette maladie d'esprit, et il faut nécessairement dire que non-seulement il ignorait la nature de l'esprit humain, mais même qu'il était dans des erreurs fort grossières sur ce sujet, supposé qu'il nous ait dit ce qu'il en pensait, comme il l'a dû faire.

Car, que peut-on dire d'un homme qui confond l'esprit avec la Antière; qui rapporte les opinions les plus extravagantes des philosophes sur la nature de l'âme sans les mépriser, et même d'un air qui fait assez connaître qu'il approuve davantage les plus opposées

1 Liv. 1, ch. 12.

2 Un peu plus hant.

à la raison; qui ne voit pas la nécessité de l'immortalité de nos âmes; qui pense que la raison humaine ne la peut reconnaître, et qui regarde les preuves que l'on en donne comme des songes que le désir fait naître en nous, somnia non docentis, sed optantis; qui trouve à redire que les hommes se séparent de la presse des autres créatures et se distinguent des bêtes, qu'il appelle nos confrères et nos compagnons, qu'il croit parler, s'entendre et se moquer de nous, de même que nous parlons, que nous nous entendons et que nous nous moquons d'elles; qui met plus de différence d'un homme à un autre homme, que d'un homme à une bête; qui donne jusqu'aux araignées délibération, pensement et conclusion; et qui, après avoir soutenu que l'âme de l'homme n'a aucun avantage sur celle des bêtes, accepte volontiers ce sentiment, que ce n'est point par la raison, par le discours et par l'âme que nous excellons sur les bêtes, mais par notre beauté, notre beau teint et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence, et tout le reste à l'abandon, etc.? Peut-on dire qu'un homme qui se sert des opinions les plus bizarres pour conclure que ce n'est point par vrai discours, mais par une fierté et opiniâtreté que nous nous préférons aux autres animaux, eût une connaissance fort exacte de l'esprit humain, et croit-on en persuader les autres?

l'on

Mais il faut faire justice à tout le monde, et dire de bonne foi quel était le caractère de l'esprit de Montaigne. Il avait peu de mémoire, encore moins de jugement, il est vrai; mais ces deux qualités ne sont point ensemble ce que l'on appelle ordinairement dans le monde beauté d'esprit. C'est la beauté, la vivacité et l'étendue de l'imagination qui font passer pour bel esprit. Le commun des hommes estime le brillant, et non pas le solide, parce que aime davantage ce qui touche les sens que ce qui instruit la raison. Ainsi, en prenant beauté d'imagination pour beauté d'esprit, on peut dire que Montaigne avait l'esprit beau et même extraordinaire. Ses idées sont fausses, mais belles; ses expressions irrégulières ou hardies, mais agréables; ses discours mal raisonnés, mais bien imaginés. On voit dans tout son livre un caractère d'original, qui plaît infiniment: tout copiste qu'il est, il ne sent point son copiste, et son imagination forte et hardie donne toujours le tour d'original aux choses qu'il copie. Il a enfin ce qu'il est nécessaire d'avoir pour plaire et pour imposer; et je pense avoir montré suffisamment que ce n'est point en convainquant la raison qu'il se fait admirer de tant de gens, mais en leur tournant l'esprit à son avan

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