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nement il ne faudrait pas y ajouter encore beaucoup de pensées pour en former celle d'un Tartare.

Cependant ce nombre de gens qui ne pensent presque point, et qui ne sont occupés que des nécessités de la vie présente, est si grand, que celui des gens dont l'esprit a un peu plus d'agitation et de mouvement n'est presque rien en comparaison. Car ce nombre de stupides comprend dans le christianisme même presque tous les gens de travail, presque tous les pauvres, la plupart des femmes de basse condition, tous les enfants. Tous ces gens ne pensent presque à rien durant leur vie, qu'à satisfaire aux nécessités de leur corps, à trouver moyen de vivre, à vendre, à acheter; et encore ils ne forment sur tous ces objets que des pensées assez confuses. Mais dans les autres nations, principalement entre celles qui sont plus barbares, il comprend les peuples entiers sans aucune distinction.

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Il est certain que gens qui travaillent du corps, comme tous les pauvres du monde, pensent moins que les autres, et le travail rend leur âme plus pesante: les richesses, au contraire, qui donnent un peu plus de loisir et de liberté aux hommes, et qui leur permettent de s'entretenir les uns avec les autres; les emplois d'esprit qui les obligent de traiter ensemble, les réveillent un peu, et empêchent que leur âme ne tombe dans une si grande stupidité. L'esprit d'une femme de la cour est plus remué et plus actif que celui d'une paysanne, et celui d'un magistrat, que celui d'un artisan. Mais s'il y a plus d'action et de mouvement, il y a aussi pour l'ordinaire plus de malice et plus de vanité de sorte qu'il y a encore plus de bien réel dans une stupidité simple, que dans cette activité pleine de déguisement et d'artifice.

Enfin, pour achever la peinture de la faiblesse de notre esprit, il faut encore considérer que quelque vraies que soient ses pensées, il en est souvent séparé avec violence par le déréglement naturel de son imagination. Une mouche qui passera devant ses yeux est capable de le distraire de la contemplation la plus sérieuse. Cent idées inutiles qui viennent à la traverse, le troublent et le confondent malgré qu'il en ait. Et il est si peu maître de lui - même, qu'il ne saurait s'empêcher de jeter au moins la vue sur ces vains fantômes, en quittant les objets les plus importants. Ne peut-on pas appeler avec raison cet état un commencement de folie? Car comme la folie achevée consiste dans le déréglement entier de l'imagination qui vient de ce que les images qu'elle présente sont si vives que l'esprit ne distingue plus les fausses des véritables, de

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Voilà donc à quoi se réduit cette science des hommes que l'on vante tant, à connaître une à une un petit nombre de vérités d'une manière faible et tremblante. Mais de ces vérités, combien y en at-il peu d'utiles? et de celles qui sont utiles en elles-mêmes, combien y en a-t-il peu qui le soient à notre égard, et qui ne puissent devenir des principes d'erreur? Car c'est encore un effet de la faiblesse des hommes, que la lumière les aveugle souvent aussi bien que les ténèbres, et que la vérité les trompe aussi bien que l'erreur. Et la raison en est que les conclusions dépendant ordinairement de l'union des vérités, et non d'une vérité toute seule, il arrive souvent qu'une vérité imparfaitement connue étant prise par erreur comme suffisante pour nous conduire, nous jette dans l'égarement. Combien y en a-t-il, par exemple, qui se précipitent dans des indiscrétions par la connaissance qu'ils ont de cette vérité particulière; que nous devons la correction au prochain? Combien y en a-t-il qui autorisent leur lâcheté par des maximes très-véritables touchant la condescendance chrétienne?

Si l'on ne voit point de chemin, on s'égare; si l'on en voit plusieurs, on se confond, et la lumière de l'esprit qui fait découvrir plusieurs raisons, est aussi capable de nous tromper que la stupidité qui ne voit rien. Nous nous trompons souvent par l'impression des autres qui nous communiquent leurs erreurs, et nous nous trompons même quelquefois lorsque nous découvrons les erreurs des autres, parce que nous sommes portés à croire qu'ils ont tort en tout, au lieu qu'ils n'ont souvent tort qu'en partie.

IV. Difficulté de connaître des choses dont on doit juger par la comparaison des vraisemblances. Témérité prodigieuse de ceux qui se croient capables de choisir une religion par l'examen particulier de tous les dogmes contestés.

Voici encore un autre inconvénient qui est la source d'un grand nombre d'erreurs. La découverte du vrai dans la plupart des choses dépend de la comparaison des vraisemblances. Mais qu'y a-t-il de plus trompeur que cette comparaison? car ce qui est de soi-même moins vraisemblable étant mis plus en vue par la manière dont on l'exprime, et étant considéré avec plus d'application ou de passion, est capable de faire beaucoup plus d'impression sur l'esprit que d'autres choses, qui, quoiqu'appuyées sur des raisons beaucoup plus solides, seraient proposées d'une manière obscure, et écoutées avec négligence et sans passion. Ainsi l'inégalité de la clarté, l'inégalité de l'application, l'inégalité de la passion contrepèse souvent, ou anéantit même entièrement l'avantage que les raisons

ont les unes sur les autres en solidité ou en vraisemblance. Cependant l'esprit de l'homme étant si faible, si borné, si étroit, si sujet à s'égarer, est en même temps si présomptueux qu'il n'y a rien dont il ne se puisse croire capable, pourvu qu'il se trouve des gens qui l'en flattent. Qu'y a-t-il qui soit plus visiblement au-dessus de l'esprit et de la lumière du commun du monde, et particulièrement des simples et des ignorants, que de discerner entre tant de dogmes contestés parmi les chrétiens, ceux qu'il faut rejeter de ceux qu'il faut suivre? Pour décider raisonnablement une seule de ces questions, il faut une étendue d'esprit très-grande et trèsrare. Que sera-ce donc quand il s'agit de les décider toutes, et de faire le choix d'une religion sur la comparaison des raisons de toutes les sociétés chrétiennes. Cependant les auteurs des nouvelles hérésies ont persuadé à cent millions d'hommes qu'il n'y avait rien en cela qui surpassât la force de l'esprit des plus simples. C'est même par là qu'ils les ont attirés d'entre le peuple. Ceux qui les ont suivis ont trouvé qu'il était beau de discerner eux-mêmes la véritable religion par la discussion des dogmes, et ils ont considéré ce droit d'en juger qu'on leur attribuait, comme un avantage considérable que l'Eglise romaine leur avait injustement ravi.

On ne doit pas néanmoins chercher ailleurs que dans la faiblesse même de l'homme la cause de cette présomption. Elle vient uniquement de ce que l'homme est si éloigné de connaître la vérité, qu'il en ignore même les marques et les caractères. Il ne se forme souvent des idées confuses des termes d'évidence et de certitude. que Et c'est ce qui fait qu'il les applique au hasard à toutes les vaines lueurs dont il est frappé. Tout ce qui lui plaît devient évident, Ainsi, après qu'un hérétique a comme consacré ses fantaisies par ce titre qu'il leur donne de vérités certaines et contenues clairement dans l'Ecriture, il étouffe ensuite tous les doutes qui pourraient s'élever contre, et ne se permet pas de les regarder; ou s'il les regarde, c'est ne les considérant comme des difficultés, et en leur ôtant par là la force de faire impression sur son esprit.

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V. Que le monde n'est presque composé que de gens stupides qui ne pensent à rien. Que ceux qui pensent un peu davantage ne valent pas mieux. Trouble que l'imagination cause à la raison. Folie commencée dans la plupart des

hommes.

Si l'esprit humain est si peu de chose, même lorsqu'il s'agite et qu'il cherche la vérité, que sera-ce lorsqu'il s'abandonne au poids. de son corps, et qu'il n'agit presque que par les sens? Or il n'agit

même la force qu'elle a de présenter ses images à l'esprit, sans le congé et sans l'aveu de la volonté, est une folie cómmencée; et pour la rendre entière, il ne faut qu'augmenter de quelques degrés la chaleur du cerveau, et rendre les images un peu plus vives. De sorte qu'entre l'état du plus sage homme du monde, et celui d'un fou achevé, il n'y a de différence que de quelques degrés de chaleur et d'agitation d'esprit. Et nous ne sommes pas seulement obligés de reconnaître que nous sommes capables de la folie, mais il faut avouer de plus que nous la sentons, et que nous la voyons toute formée dans nous mêmes, sans que nous sachions à quoi il tient qu'elle ne s'achève par un entier renversement de notre esprit.

VI. Faiblesse de la volonté de l'homme plus grande que celle de la raison. Peu de gens vivent par raison. La volonté ne saurait résister à des impulsions dont nous savons la fausseté. Les passions viennent de faiblesse. Besoin que l'âme a d'appui.

Mais quoique la raison soit faible au point où nous l'avons représentée, ce n'est encore rien au prix de la faiblesse de l'autre partie de l'homme, qui est sa volonté, et l'on peut dire, en les comparant ensemble, que sa raison fait sa force, et que sa faiblesse consiste dans l'impuissance où sa volonté se trouve, de se conduire par la raison.

Il n'y a personne qui ne demeure d'accord que la raison nous est donnée pour nous servir de guide dans la vie, pour nous faire discerner les biens et les maux, et pour nous régler dans nos désirs et dans nos actions. Mais combien y en a-t-il peu qui l'emploient à cet usage, et qui vivent, je ne dis pas selon la vérité et la justice, mais selon leur propre raison, tout aveugle et toute corrompue qu'elle est? Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions qui nous emportent tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pilote : et ce n'est pas la raison qui se sert des passions, mais ce sont les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin. C'est tout l'usage que l'on en fait ordinairement.

Souvent même la raison n'est pas corrompue. Elle voit ce qu'il faudrait faire, et elle est convaincue du néant des choses qui nous agitent; mais elle ne saurait empêcher l'impression violente qu'elles font sur nous. Combien de gens s'allaient autrefois battre en duel, en déplorant et en condamnant cette misérable coutume, et se blâmant eux-mêmes de la suivre ? Mais ils n'avaient pas pour cela la

force de mépriser le jugement de ces fous qui les eussent traités de lâches s'ils eussent obéi à la raison. Combien de gens se ruinent en folles dépenses, et se réduisent à des misères extrêmes, parce qu'ils ne sauraient résister à la fausse honte de ne faire comme les autres ?

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Qu'y a-t-il de plus aisé que de convaincre les hommes du peu de solidité de tout ce qui les attire dans le monde? Cependant avec tous ces raisonnements le fantôme de la réputation, la chimère des honneurs, du rang, et mille autres choses aussi vaines les emportent et les renversent, parce que leur âme n'a point de force, de solidité, ni de fermeté.

Que dirait-on d'un soldat qui, étant averti que, dans un spectacle où l'on représenterait un combat, les canons et les mousquets ne sont point chargés à balle, ne laisserait pas de baisser la tête et de s'enfuir au premier coup de mousquet? Ne dirait-on pas que sa lâcheté approcherait de la folie? Et n'est-ce pas cependant ce que nous faisons tous les jours? On nous avertit que les discours et les jugements des hommes sont incapables de nous nuire, comme ils ne nous peuvent servir de rien, qu'ils ne peuvent nous ravir aucun de nos biens, ni soulager aucun de nos maux. Et néanmoins ces discours et ces jugements ne laissent pas de nous renverser et de faire sortir notre âme de son assiette. Une grimace, une parole de chagrin nous mettent en colère, et nous nous préparons à les repousser comme si c'était quelque chose de bien redoutable. Il faut nous flatter et nous caresser comme des enfants pour nous tenir en bonne humeur; autrement nous jetons des cris à notre mode, comme les enfants à la leur.

Il est certain que l'impatience que les hommes témoignent dans toutes ces occasions vient de quelque passion qui les possède. Mais les passions mêmes viennent de faiblesse et du peu d'attache que leur âme a aux biens véritables et solides. Et pour le comprendre, il faut considérer que, comme ce n'est pas une faiblesse à notre corps d'avoir besoin de la terre pour se soutenir, parce que c'est la condition naturelle de tous les corps; mais que l'on ne dit qu'il est faible que lorsqu'il a besoin d'appuis étrangers, qu'il le faut porter ou qu'il lui faut un bâton, et que le moindre vent est capable de le renverser; de même, ce n'est pas une faiblesse à l'âme d'avoir besoin de s'appuyer sur quelque chose de véritable et de solide, et de ne pouvoir pas subsister comme suspendue en l'air sans être attachée à aucun objet: ou si c'est une faiblesse, elle est essentielle à la créature, qui, ne suffisant pas à elle-même, a besoin

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