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charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez -y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, que d'avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les renvoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux.

De là vient que tant de personnes se plaisent au jeu, à la chasse et aux autres divertissements qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mou et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on cherche, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde, que la prison est un supplice si horrible, et qu'il y a peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude.

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Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissements des hommes connaissent bien, à la vérité, une partie de leurs misères; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses et si méprisables mais ils n'en connaissent pas le fond, qui leur rend ces misères mêmes nécessaires tant qu'ils ne sont pas guéris de cette misère intérieure et naturelle qui consiste à ne pouvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils auraient acheté ne les garantirait pas de cette vue, mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, qu'il n'y a rien de plus bas et de plus vain, s'ils répondaient comme ils devraient le faire, s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient d'accord; mais ils diraient en même temps qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'eux-mêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Un gentilhomme croit sincèrement qu'il y a

quelque chose de grand et de noble à la chasse ; il dira que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que, si l'on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir, et l'on ne sent pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit sincèrement chercher le repos, et l'on ne cherche en effet que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos.

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles; et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable; car ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et, quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi, lorsque Cinéas disait à Pyrrhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses amis après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il ferait mieux d'avancer lui-même son bonheur en jouissant dès lors de ce repos, sans l'aller chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui souffrait de grandes difficultés, et qui n'était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposaient que l'homme se peut contenter de soi-même et de ses biens présents sans remplir le vide de son cœur d'espérances imaginaires; ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux ni avant ni après avoir conquis le monde. Et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire que l'agitation de tant de guerres et de tant de voyages qu'il méditait.

On doit donc reconnaître que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause étrangère d'ennui, et par le propre état de sa condition naturelle; et il est avec cela si vain

et si léger, qu'étant plein de mille causes essentielles d'ennui, la moindre bagatelle suffit pour le divertir. De sorte qu'à le considérer sérieusement il est encore plus à plaindre de ce qu'il peut se divertir à des choses si frivoles et si basses, que de ce qu'il s'afflige de ses misères effectives et de ses divertissements, qui sont infiniment moins raisonnables que son ennui.

XXVIII. Quel pensez-vous que soit l'objet de ces gens qui jouent à la paume avec tant d'application d'esprit et d'agitation de corps? Celui de se vanter le lendemain avec leurs amis qu'ils ont mieux joué qu'un autre. Voilà la source de leur attachement. Ainsi les autres suent dans leurs cabinets pour démontrer aux savants qu'ils ont résolu une question d'algèbre qui ne l'avait pu être jusqu'ici. Et tant d'autres s'exposent aux plus grands périls pour se vanter ensuite d'une place qu'ils auraient prise aussi sottement, à mon gré. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu'ils en connaissent la vanité; et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu'ils le sont avec connaissance, au lieu qu'on peut penser des autres qu'ils ne le seraient pas s'ils avaient cette connaissance.

XXIX. Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose, qu'on rendrait malheureux en lui donnant tous les matins l'argent qu'il peut gagner chaque jour, à condition de ne point jouer. On dira peut-être que c'est l'amusement du jeu qu'il cherche, et non pas le gain; mais qu'on le fasse jouer pour rien, il ne s'y échauffera pas, et s'y ennuiera, Ce n'est donc pas l'amusement seul qu'il cherche; un amusement languissant et sans passion l'ennuiera. Il faut donc qu'il s'y échauffe et qu'il se pique lui-même, en s'imaginant qu'il serait heureux de gagner ce qu'il ne voudrait pas qu'on lui donnât à condition de ne point jouer, et qu'il se forme un objet de passion qui excite son désir, sa colère, sa crainte, son espérance.

Ainsi les divertissements qui font le bonheur des hommes ne sont pas seulement bas, ils sont encore faux et trompeurs, c'est-àdire qu'ils ont pour objet des fantômes et des illusions qui seraient incapables d'occuper l'esprit de l'homme, s'il n'avait perdu le sentiment et le goût du vrai bien, et s'il n'était rempli de bassesse, de vanité, de légèreté, d'orgueil et d'une infinité d'autres vices; et ils ne nous soulagent dans nos misères qu'en nous causant une misère plus réelle et plus effective; car c'est ce qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement

le temps. Sans cela nous serions dans l'ennui, et cet ennui nous porterait à chercher quelque moyen plus solide d'en sortir. Mais le divertissement nous trompe, nous amuse, et nous fait arriver insensiblement à la mort.

XXX. Les hommes, n'ayant pu guérir de la mort, de la misère, de l'ignorance, se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser c'est tout ce qu'ils ont pu inventer pour se consoler de tant de maux. Mais c'est une consolation bien misérable, puisqu'elle va, non pas à guérir le mal, mais à le cacher simplement pour un peu de temps; et que, en le cachant, elle fait qu'on ne pense pas à le guérir véritablement. Ainsi, par un étrange renversement de la nature de l'homme, il se trouve que l'ennui, qui est son mal le plus sensible, est en quelque sorte son plus grand bien, parce qu'il peut contribuer plus que toutes choses à lui faire chercher sa véritable guérison, et que le divertissement, qu'il regarde comme son plus grand bien, est en effet son plus grand mal, parce qu'il l'éloigne plus que toutes choses de chercher le remède à ses maux ; et l'un et l'autre sont une preuve admirable de la misère et de la corruption de l'homme, et en même temps de sa grandeur, puisque l'homme ne s'ennuie de tout et ne cherche cette multitude d'occupations que parce qu'il a l'idée du bonheur qu'il a perdu, lequel ne trouvant pas en soi, il le cherche inutilement dans les choses extérieures, sans se pouvoir jamais contenter, parce qu'il n'est ni dans nous ni dans les créatures, mais en Dieu seul.

EXTRAIT DE NICOLE.

I. Examen des qualités spirituelles des hommes. Faiblesse qui les porte à en juger, non par ce qu'elles ont de réel, mais par l'estime que d'autres hommes en font. Vanité et misère de la science des mots, de celle des faits, et des opinions des hommes.

Il est assez aisé de persuader spéculativement les hommes de la faiblesse de leurs corps, et des misères de leur nature, quoiqu'il soit très-difficile de les porter à en tirer cette conséquence naturelle, qu'ils ne doivent faire aucun état de tout ce qui est appuyé sur un fondement aussi branlant et aussi fragile que leur vie. Mais ils ont d'autres faiblesses auxquelles non-seulement ils ne s'appliquent point, mais dont ils ne sont point du tout convaincus. Ils estiment leur science, leur lumière, leur vertu, la force et l'étendue de leur esprit. Ils croient être capables de grandes choses. Les discours ordinaires des hommes sont tout pleins des éloges qu'ils se donnent les

uns aux autres pour ces qualités d'esprit. Et la pente qu'on a à recevoir sans examen tout ce qui est à son avantage, fait que si l'on en a quelqu'une, on n'en juge pas par ce qu'elle a de réel, mais par cette idée commune que l'on en aperçoit dans les autres.

Mais on doit d'abord considérer comme une très - grande faiblesse, cette inclination que l'on a à juger des choses, non sur la vérité, mais sur l'opinion d'autrui. Car il est clair qu'un jugement faux ne peut donner de réalité à ce qui n'en a point. Si nous ne sommes donc pas assez humbles pour n'avoir pas de complaisance en ce que nous avons véritablement, au moins ne soyons pas assez fortement vains pour nous attribuer sur le témoignage d'autrui, ce que nous pouvons reconnaître nous-mêmes que nous n'avons pas. Examinons ce qui nous élève, voyons ce qu'il y a de réel et de solide dans la science des hommes, et dans les vertus humaines, et retranchons-en au moins tout ce que nous découvrirons être vain et faux.

La science est, ou des mots, ou des faits, ou des choses. Je demeure d'accord que les hommes sont capables d'aller assez loin dans la science des mots et des signes, c'est-à-dire dans la connaissance de la liaison arbitraire qu'ils ont faite de certains sons avec de certaines idées. Je veux bien admirer la capacité de leur mé moire, qui peut recevoir sans confusion tant d'images différentes, pourvu que l'on m'accorde que cette sorte de science est une grande preuve non-seulement qu'ils sont très-ignorants, mais même qu'ils sont presque incapables de rien savoir. Car elle n'est de soi d'aucun prix ni d'aucune utilité. Nous n'apprenons le sens des mots, qu'afin de parvenir à la connaissance des choses. Elle tient lieu de moyen et non de fin. Cependant ce moyen est si difficile et si long, qu'il y faut consumer une partie de notre vie. Plusieurs l'y emploient tout entière, et tout le fruit qu'ils tirent de cette étude, est d'avoir appris que de certains sons sont destinés par les hommes à signifier de certaines choses, sans que cela les avance en rien pour en connaître la nature. Cependant les hommes sont si vains, qu'ils ne laissent pas de se glorifier de cette sorte de science; et c'est celle même dont ils tirent plus de vanité, parce qu'ils n'ont pas la force de résister à l'approbation des ignorants, qui admirent d'ordinaire ceux qui la possèdent.

Il n'y a guère plus de solidité dans la science des faits ou des événements historiques. Combien y en a-t-il peu d'exactement rapportés dans les histoires? Nous en pouvons juger par ceux dont nous avons une connaissance particulière, lorsqu'ils sont écrits par

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