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Dumont, (sans se lever.) Vous avez peut-être eu tort de vous presser...

Belle-Main, (stupéfait.) Pourquoi donc cela?

Dumont, (se levant, et allant à lui en pliant le papier qu'i vient d'écrire.) Parce que l'usage n'est point de donner des gratifications à ceux qui ne font plus partie des bureaux, et que dès ce moment vous êtes dans ce cas-là.

Belle-Main. Hein! qu'est-ce que vous me dites donc ? Dumont. Il me semble que c'est assez clair; je vous répète que vous n'êtes plus de l'administration. Mais quand on fait des vers comme ceux-là...

Belle-Main. Moi, des vers!

Dumont. Oui, vous connaissez peut-être cette chanson? Belle-Main. Des vers, des chansons!... Que je sois supprimé radicalement sans espoir de pension de retraite, si je sais seulement ce que cela veut dire !

Dumont. Oh! sans doute vous allez nier que vous en soyez l'auteur; on ne convient jamais de ces choses-là, au risque de compromettre ses collègues ou ses chefs; mais par bonheur nous avons des preuves, et dans peu vous recevrez votre suppression définitive.

Belle-Main. Moi, ma suppression! au moment même où › j'avais la certitude... Ah çà! monsieur, est-ce que vous croyez qu'on peut vivre comme cela? Je suis d'un tempérament calme et pacifique, et par mon état je suis habitué à rester en place; mais si une fois je me révolutionne... Qu'estce que c'est donc que cela? à chaque instant, des hauts, des bas, me pousser de ma place, m'y remettre, m'en ôter encore ; et à moins qu'on ne m'ait choisi pour une expérience du mouvement perpétuel...

Dumont. Qu'est-ce que c'est, monsieur?

Belle-Main, (tout à fait hors de lui.) Oui, monsieur, je ne connais plus rien ! mon mariage est arrêté avec mademoiselle Charlotte, j'ai commandé mon habit de noces, et pris un dé jeuner à compte sur la gratification; j'ai monté mes dépenses. sur un pied de luxe inusité jusqu'à présent, et c'est dans ce moment que vous venez m'annoncer ma suppression définitive... Non, monsieur, non, elle n'aura pas lieu. (S'asseyant.) Je m'établis sur ce fauteuil, à cette table, où depuis vingt ans mes doigts assidus se sont noircis pour le service de l'adininistration, et nous verrons si l'on vient m'en arracher... Appelez vos garçons de bureau, appelez-les.

Dumont. Je ne prendrai point cette peine. Mais voici monsieur le chef de division.

Belle-Main. Je lui demanderai justice.

Dumont. Il va vous confirmer lui-même votre renvoi dé

finitif.

Belle-Main. Et lui aussi ! il n'y a plus d'espoir. (Prenant son parapluie.) O Charlotte!...

SCENE XVIII.

Les Précédents; De Valcour.

De Valcour, (entrant sur la scène d'un air rêveur.) Je viens de voir le ministre, et je ne sais comment interpréter l'air froid avec lequel il m'a reçu... N'importe, j'ai fait mon devoir; en arrivera maintenant ce qu'il pourra. Antoine! (Un garçon paraît.) Prévenez ma fille, qui m'attend là, dans mon cabinet. (A Victor, qui entre.) Eh bien! mon cher Victor?

SCÈNE XIX.

Les Précédents; Victor, ensuite Eugénie.

Victor. Monsieur, vos ordres ont été exécutés.

De Valcour. C'est bien. (A Eugénie, qui sort du cabinet.) Allons, ma fille, partons. (Il se dispose à sortir avec Eugé nie: Belle-Main s'avance pour le saluer.) Eh bien, mon cher Belle-Main, que me voulez-vous?

Victor. En effet, quel air triste et malheureux! et d'où vient cet équipage?

Belle-Man. Vous me voyez avec le parapluie du départ; on me donne mon congé définitif, et pourquoi ? pour des vers. Je vous demande à quoi cela rime?

Victor. Des vers à ce pauvre Belle-Main!

De Valcour, (le regardant.) Allons donc, ce n'est pas possible.

Dumont. Si, monsieur. Cette chanson inconvenante et déplacée, qui a excité, ce matin, votre colère et la mienne, apprenez qu'elle est véritablement de lui.

Belle-Main. De moi?

Dumont, (tirant un papier de sa poche.) Je l'ai là, écrite de

sa main.

Victor. Comment! c'est pour cela qu'on le renvoie? Un instant, je ne le souffrirai pas; j'en connais l'auteur, et ce n'est pas lui.

De Valcour, (bas à Victor.) Victor, de grâce, songez à votre promesse, (montrant Eugénie,) et à la mienne.

Victor. Je sais, monsieur, à quoi je m'expose en parlant;

mais n'importe, je n'en dois pas moins hommage à la vérité, et je la dirai tout entière.

De Valcour. Vous ne la direz pas.
Victor. Je la dirai.

De Valcour. Vous ne la direz pas.

Victor, (avec feu.) Je la dirai, et je le puis, sans compromettre personne, car je suis le seul coupable. C'est moi qui l'ai faite.

Tous. Vous!

De Valcour, (à part.) Je respire. (Bas, à Victor.) Bien, bien, jeune homme; je reconnaîtrai une pareille générosité. Victor. Non, monsieur, vous ne devez m'en savoir aucun gré, je vous le répète, cette chanson est véritablement de moi. Belle-Main. Quoi! monsieur Victor, vous en êtes l'auteur? Victor. Pourquoi pas? tout comme un autre, puisqu'ici tout le monde l'a faite; seulement, j'en suis l'auteur responsable.

Dumont. Tant pis pour vous, tant pis, jeune homme; ceļa peut avoir des suites graves; car, enfin, voilà monsieur qui a été obligé d'en rendre compte.

Victor, (surpris, regardant De Valcour, qui baisse les yeux.) Quoi! monsieur, c'est vous?

De Valcour, (déconcerté.) Que voulez-vous? ma position particulière... Le ministre l'aurait toujours appris: moi, j'ai présenté les choses du bon côté; et puis, je n'ai nommé personne.

Victor. Je le crois sans peine,

SCÈNE XX.

Les Précédents; un Garçon de bureau.

Le garçon, (à De Valcour, lui remettant une lettre.) De la part de son excellence.

De Valcour, (prenant la lettre.) C'est la réponse à mon rapport... Maintenant je n'ose l'ouvrir.

Victor. Allez toujours.

De Valcour, (lisant.) "Monsieur, je viens de lire la chanson que vous m'avez adressée; et j'ai vu avec plaisir que j'étais seul attaqué. Je trouve les couplets charmants, quoiqu'un peu durs; mais quelque forme que prenne la vérité pour se présenter, elle doit toujours être accueillie avec ou

sans costume.

Dumont. Je reconnais Lien là monseigneur. Cet homme. à a un esprit !...

De Valcour. Oui, ce dernier trait-là est charmant. (Continuant la lecture de la lettre.)

"Je vous charge de découvrir l'auteur de cette chanson: il m'a rendu service en me signalant des abus; et quel qu'il soit, i mérite une récompense. Je vous prie donc de m'en proposer une pour lui, etc., etc."

Victor. Est-il possible!

Belle-Main. Est-il heureux! le voilà sûr de sa gratification. Victor, (lui donnant une poignée de main.) Mon cher BelleMain, vous savez ce que je vous ai dit; je ne vous oublierai pas.

Dumont. Du tout, c'est moi que cela regarde; et je lui ai déjà promis, avec l'autorisation de M. le chef de division, une gratification de trois cents francs, le quart de ses appointe

ments.

De Valcour. Ce n'est pas assez, mon cher; on l'a injustement soupçonné, on lui doit une réparation. Je propose au directeur six cents francs de gratification.

Belle-Main, (élevant au ciel ses mains, qui tiennent encore le parapluie.) O mademoiselle Charlotte!

De Valcour, (à Victor.) Quant à vous, jeune homme, il s'agit à présent de justifier les bontés de son excellence; je ne vous perdrai pas de vue, et c'est à vous de mériter par votré assiduité et votre travail (montrant Eugénie) la récompense que je vous ai promise.

Victor. Avec un tel espoir, je frémis de la quantité de rapports et de circulaires que je vais abattre.

Belle-Main, (faisant le geste d'écrire.) Dieu! m'en voilàt-il en perspective! je ne risque rien de tailler mes plumes. Victor. Et quant à ma chanson, puisque je lui dois mon bonheur... combien je me félicite maintenant de l'avoir faite! Dumont. Et moi, jeune homme, de l'avoir fait connaître ! De Valcour. Moi, de l'avoir corrigée ! Belle-Main. Et moi, de l'avoir copiée !

VAUDEVILLE.

Air: T'en souviens-tu?

Belle-Main, (au public.)

Ainsi que moi, Charlotte vous supplie
De confirmer l'hymen qui nous attend;
Car le bonheur dont on nous gratifie
De vous encor dépend en cet instant.

Sans vous, hélas ! il est une disgrâce,
Chefs et commis, qui nous supprime tous;

Daignez, messieurs, pour que je reste en p ace,
Venir souvent en prendre une chez nous.

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La scène se passe à la Chaussée-d'Antin, dans l'hôtel de Dorbeval.

Le Théâtre représente un premier salon: porte au fond, et de chaque côté deux portes à deux battants. La première porte à droite conduit au cabinet de Dorbeval, la seconde à son salon de réception; les deux portes à gauche conduisent aux appartements de madame Dorbeval. A droite, un guéridon; à gauche, et sur le premier plan, une table. et ce qu'il faut pour écrire. Sur un plan plus éloigné, une riche cheminée et une pendule.

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIÈRE.

Dubois, Olivier.

Olivier. Personne dans le salon, personne dans les antichambres, qui d'ordinaire sont encombrés de parasites et de solliciteurs! Est-ce qu'il serait arrivé quelque malheur à mon ami Dorbeval? Non, non; voilà un valet, l'hôtel est encore habité. (A Dubois.) Monsieur Dorbeval?

Dubois, (à moitié endormi, et sans le regarder.) Il est sorti,

monsieur.

Olivier. Sorti à neuf heures du matin! à qui croyez-vous parler? Apprenez que je suis un ami, un camarade de col

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