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« l'embrasement de nos vaisseaux sur le ri« vage d'Eryx? Parlerai-je du roi des tempêtes « sollicité, des vents déchaînés dans l'Eolie « de tant de voyages d'Iris sur la terre »? Si on peut être fidelle à l'ordre et à la liaison dans les vers, à plus forte raison pourra-t-on l'être dans la prose.

Mais c'est une attention et un effort prodigieux.

Il est vrai qu'on ne traduira point en gros et à l'étourdi; on comptera les pièces, on les pesera toutes l'une après l'autre. L'effort ne sera pourtant pas si grand qu'on le pense. Il ne s'agit que de se laisser mener comme par la main, et de suivre la nature qui guidait l'auteur dans la composition. Si le texte présente un tour qu'on puisse adopter, on l'adopte par préférence à tout autre; s'il résiste, on tente une des voies que nous avons indiquées ci-dessus; s'il résiste encore, ce qui arrivera trèsrarement, alors on prend conseil des circonstances; et si on ne réussit point, la difficulté même sert à justifier le traducteur.

CHAPITRE VI.

'Des variations de la construction française en

prose.

Il ne s'agit plus ici de comparer la construction française avec la latine, mais d'examiner les variations de la construction française elle-même, et de voir en quoi elles consistent et à quoi elles se réduisent.

La langue française ne souffre point de dérangement, ou ce qui est le même, n'admet

point d'inversions, au moins dans la prose. Non-seulement on a donné cette proposition comme un principe; mais on a prétendu en tirer des conséquences à notre gloire. C'est pour cela, a-t-on dit, que nous avons l'avantage d'être plus naturels, plus simples, plus clairs, dans nos discours, que la plupart des autres nations: c'est un caractère marqué de notre langue que les autres n'ont point.

Il s'ensuivrait de là, pour le dire en passant, que notre langue tirerait un avantage réel de l'inflexibilité de ses noms, et de la faiblesse de ses verbes, et qu'elle serait plus parfaite que la latine ou la grecque; car la per fection de toute langue consiste dans la clarté jointe à la justesse. Mais je demande à ceux qui raisonnent ainsi, s'ils croient que les Latins ne trouvaient pas leur langue naturelle, simple, claire. Tous les hommes veulent ces trois qualités dans le langage. Où sont ceux qui aiment le forcé, l'entortillé, l'obscur? Nous nous faisons juges du fond sans pouvoir juger des pièces. Notre langue nous paraît la plus claire de toutes les langues; cela n'est pas étonnant c'est celle que nous savons le mieux : elle est née avec nous et nous avec elle; elle est comme une partie de nous-mêmes. Serait-il possible que nous ne la trouvassions pas la plus aisée, la plus flexible, la plus claire de toutes les langues, puisque c'est celle qui nous obéit, et que nous entendons le mieux? Comment les Latins pouvaient-ils se retrouver au milieu de ces longues périodes de Cicéron qui ne finissent point? Les Latins feraient surement la même question, s'ils se trouvaient enveloppés dans certaines phrases de Bourdalone et de Fléchier, et qu'on les supposât dans le même cas où

nous sommes par rapport à eux. Nous leur dirions alors que nous entendons tous nos mots parfaitement, sans nul effort, et que nos tours nous sont familiers. Et si après cette réponse, ils nous disaient que le caractère marqué de leur langue est la clarté et l'aisance, nous ne manquerions pas de les trouver au moins singuliers. Mais laissons la conséquence, et revenons au prétendu principe. Notre langue n'a point d'inversions dans la prose: ouvrons les livres.

Voici ce que je trouve dans Fléchier, à la première page qui s'est présentée :

« La valeur n'est qu'une force aveugle et « impétueuse, qui se trouble et se précipite, « si elle n'est éclairée et conduite par la pro« bité et par la prudence; et le capitaine n'est << pas accompli, s'il ne renferme en soi l'homme « de bien et l'homme sage. Quelle discipline « peut établir dans son camp celui qui ne peut « régler ni son esprit ni sa conduite? Et com«ment saura calmer ou émouvoir, selon ses « desseins, dans une armée, tant de passions «< différentes, celui qui ne sera pas maître des << siennes »?

La première phrase est à-peu - près dans l'ordre français; car je ne parle point de ces deux phrases incidentes, qui se trouble, et qui se précipite, quoique les deux régimes placés comme ils le sont, soient de véritables inversions, puisqu'ils sont avant le verbe qui les régit; ni de la conjonction si qui semble transposée, et qui devait être à la tête de la période, avec la phrase qu'elle amène. C'est le même tour dans la seconde : Le capitaine n'est point accompli, s'il ne renferme en soi l'homme de bien. Pour ôter toute apparence

d'inversion, il eût fallu dire: Si le capitaine ne renferme en soi l'homme de bien, il n'est pas accompli.

Mais l'inversion est évidente dans les deux autres phrases. Il ne s'agit pour le montrer que de les rétablir dans leur construction naturelle. Celui qui ne sait régler ni son esprit ni sa conduite, peut-il établir la discipline dans un camp?

Il en est de même de la suivante : Et comment celui qui ne sera pas maître de ses passions, saura-t-il calmer ou émouvoir, selon ses desseins, dans une armée, tant de passions différentes? Cette marche est conforme à nos règles mais ce n'est point celle de l'orateur. 11 en a renversé l'ordre, il a mis à la fin ce qui est ici au commencement, et au commencement ce qui est à la fin. De quatre phrases, en voilà donc deux où il y a inversion palpable.

:

Et que deviendrait l'éloquence sans ces inversions? Ne sont-ce pas elles qui donnent de la vie, de l'âme, du nerf au discours; qui le rendent piquant, en offrant d'abord à l'attention ce qui peut attirer l'esprit avec plus force?

de

Que deviendraient la vivacité et l'énergie, ces qualités qui consistent non-seulement dans la force et le petit nombre des signes employés, mais encore dans la manière dont on les dispose? Moins l'esprit de celui à qui nous parlons, a d'opérations à faire pour saisir les idées, plus il les saisit vîte. Nous devons donc tâcher que nos signes soient disposés à-peuprès de même que nos idées le sont : c'est presque la base de l'élocution oratoire. Nous le faisons surtout, quand notre imagination

bien allumée, peut s'affranchir des règles méchaniques du langage, pour ne suivre que celle de l'éloquence naturelle. C'est par cette raison que Fléchier a plus d'inversions que Bourdaloue, parce que celui-ci donne tout au raisonnement que Fléchier lui-même en a 'plus dans l'oraison funèbre de Madame la Dauphine, que dans celle du président de Lamoignon; et dans celle de M. de Turenne, que dans celle de Madame la Dauphine. Ce sont les sujets qui échauffent les orateurs dans le temps de la composition; et plus le génie est échauffé moins il y a d'art et de réflexion dans l'arrangement des mots. Tout se fait par enthousiasme , impetu ce qui vaut infiniment mieux que si la raison et les règles s'en fussent mêlées. Quoi de plus froid qu'un discours où les verbes seraient par tout balancés entre les régissants et les régimes? Il faut donc admettre les inversions dans la prose.

Non-seulement il faut les y admettre, il faut tâcher de les y faire entrer toutes les fois que le sens pourra le permettre; et j'ose dire que le style sera chaud, à proportion qu'elles y paraîtront plus fréquemment.

Aussi ceux qui ont le vrai talent, la verve de l'éloquence, n'y manquent-ils jamais. Toutes les fois que les régissants et les régimes sont tellement accompagnés qu'ils ne peuvent être pris l'un pour l'autre, c'est toujours le régime qui précède. Toutes les fois que les phrases incidentes qui pourraient être mises après le verbe peuvent aller avant lui, jamais le vrai orateur n'en laisse échapper l'oc casion. Cet arrangement donne de la consistance au discours : il soutient l'attention, et produit une chaîne d'idées qui, se tenant tou

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