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ce héros qui, poursuivi par les destins, vint le premier des côtes de Troie en Italie, et s'arréta sur les rivages de Lavinie. Ici j'observerais qu'on s'est éloigné de la construction latine pour éviter les équivoques et les sens louches de certains mots régis ou régissants, qui auraient paru avoir des rapports tout contraires à ceux qu'ils ont réellement, si on les eût placés selon la construction latine.

Enfin pour faire le cercle complet, je présenterais les vers de Despréaux.

Je chante les combats et cet homme pieux
Qui des bords Phrygiens conduit dans l'Ausonie,
Le premier aborda les champs de Lavinie.

Ces cinq constructions de la même phrase en vers et en prose, en latin et en français feroient voir 1° combien peu les poëtes s'écartent de la construction naturelle de leur langue, et que s'il leur est permis d'abuser, cette licence a des bornes très-étroites, en deçà desquelles il est plus sûr de rester que de passer au delà: sumpta pudenter. Selon le systême de M. du Marsais, il y aurait dans les deux vers de Virgile dix-huit ou vingt renversements de l'ordre naturel. Quel cahos, quelle confusion dans le peintre de la nature le plus vrai, et dans la langue la plus flexible, qui fournit le plus de couleurs, de nuances et de constructions! On y verrait 2o que la construction latine en prose donne le sens de la phrase, sans qu'on ait recours à la construction grammaticale, telle que l'a faite M. du Marsais, 39 Que dans notre langue nous n'employons cette construction grammaticale que lorsque nous ne pou vons employer l'autre, sans nous exposer aux équivoques; et qu'en poésie même, nous ne

pouvons nous rapprocher de la construction latine par les inversions, que quand le sens n'en est ni moins clair ni moins précis.

Il ne s'agit point ici de disputer du mot. Nous cherchons laquelle des deux constructions est la plus vive et la plus naturelle, celle des Latins ou la nôtre, afin de savoir, si lorsque nous écrivons, nous devons tendre à nous rapprocher ou à nous éloigner de celle des Latins. Le mot inversion dans le sens dans lequel je l'ai employé, ne signifie que le renversement de l'ordre naturel à l'éloquence. Toute la question se réduisait donc à savoir si les Latins suivaient cet ordre. S'ils le suivaient, nous le renversons; cela est évident. Or si nous le renversons il est important de chercher les moyens, s'il y en a, de le rétablir, et d'approcher des modèles qui l'ont suivi, et qui sont parvenus par cette voie à une éloquence qui semble au-dessus de nos forces. Je sais que les hommes de génie trouvent en eux ces moyens sans autre étude; mais il n'en est pas moins certain que cet art mérite d'être examiné et développé, sinon pour aider le génie, du moins pour le rassurer.

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Si M. du Marsais eût pris ce point de vue son esprit d'analyse eût bientôt créé cet art, et rassemblé toutes les règles qui peuvent le constituer. Du moins n'eût-il pas assuré que ce prétendu ordre d'intérêt ou de passion que j'ai tâché d'établir, ne saurait jamais être un ordre certain: Incerta hæc, ajoute-t-il, si tu postules ratione certa facere, nihiloplus agas quàm si des operam ut cum ratione insanias. Ce n'était pas ici le lieu d'appliquer Térence. Il est aussi aisé de marquer l'ordre d'intérêt que de marquer l'ordre métaphysique, puisque ce sont

comme deux corrélatifs, dont l'un excluant l'autre, donne par la simple opposition, une idée aussi nette de son contraire que celle qu'on a de lui. M. du Marsais convient qu'il y a une construction usuelle, composée de la construction spéculative et d'une autre construction qui est selon les passions. S'il peut dire avec certitude, ici l'ordre spéculatif est suivi; on peut dire de même, là il ne l'est pas : et la raison est aussi facile à donner dans l'un que dans l'autre cas. Ici il est suivi, dit-il, parce que la cause est avant l'effet, le sujet avant l'attribut, la substance avant le mode, etc. Là, dira-t-on, il ne l'est pas, parce que l'effet est avant la cause, l'attribution avant le sujet, la manière de l'action avant l'action, etc. et il ne l'a pas été, parce que l'importance des idées, c'est-àdire, l'intérêt qu'elles portent en elles-mêmes, a voulu qu'elles eussent les places où elles devaient être plus vives, plus fortes, plus frappantes. Cela est clair : et cependant c'est ce que M. du Marsais croit aussi impossible, que d'extravaguer par principes. Enfin toutes les fois que l'ordre simple ou spéculatif est renversé, M. du Marsais convenant que c'est par passion ou par l'harmonie, cet aveu même n'est-il pas un principe suffisant pour fonder l'art des constructions oratoires? Le détail des règles ne dépend plus que de l'application de ce principe aux espèces.

Il résulte de tout ce qui a été dit jusqu'ici, 1o Qu'il y a deux manières d'arranger les mots, l'une selon l'esprit, l'autre selon le cœur, de celui qui parle ou de celui à qui on parle : 2° Que la première manière étant toute philosophique ou d'exposition, peut convenir à la métaphysique, à la géométrie, à tout le dogmatique purement spéculatif; et que la seconde

étant toute oratoire, toute portée vers la persuasion, toute livrée à l'intérêt ou aux passions, appartient de droit au barreau, à la chaire, à la poésie, à tous les ouvrages de goût; 3° Que dans la plupart des ouvrages, l'esprit étant mêlé avec le cœur tantôt plus, tantôt moins, tantôt ensemble, tantôt successivement; il y a des cas où la langue française a peut-être quelque avantage sur la langue latine. (Je dis peut-être, parce qu'il est possible que, rotundus est sol, soit aussi philosophiquement, c'est-à-dire, aussi nettement dit, que le soleil est rond). 4o Il résulte que ces deux manières d'arrangement sont convenables, si on le veut, chacune dans leur genre, c'està-dire, la première dans le genre grammatical et métaphysique, et la seconde dans le genre oratoire et de pratique, mais que celle-ci est la seule vraiment naturelle ; parce que dans toute langue c'est toujours pour quelque intérêt que l'on parle. Ainsi toute la différence qui subsiste entre la pensée de M. du Marsais et la mienne, est en ce qu'il prétend que l'ordre grammatical, qui est un ordre de faiblesse et de disette, est le seul ordre naturel; et que l'ordre oratoire qui est un ordre d'abondance et de liberté, est une chimère hors de la nature. Je pense au contraire que l'ordre oratoire est si peu une chimère, que les Latins et les Grecs n'en ont point connu d'autre, heureusement pour eux; et qu'en observant leur marche, nous pourrons nous faire des règles très-utiles pour approcher d'eux, et les imiter jusqu'à un certain point.

M. du Marsais conclut, dans ses principes, qu'il ne peut y avoir d'inversion que par rapport à la construction simple, lorsque l'ordre spéculatif n'est pas suivi. Je pense au contraire qu'il y en a une infiniment plus importante, à

laquelle nos grammairiens n'ont point fait assez d'attention, et qui méritait plus que l'autre d'être étudiée et approfondie, au moins par les orateurs et les philosophes; puisque c'est elle qui éloigne de la perfection de l'éloquence, les langues qui y sont assujetties par la structure, de leurs mots, et par l'embarras des auxiliaires trop multipliés.

CHAPITRE IV.

Conséquences de la doctrine précédente par rapport à la manière de traduire.

JL n'y a que ceux qui n'ont jamais essayé de traduire les auteurs anciens, qui puissent douter combien cette entreprise est difficile. Quand on a l'expérience, on sait qu'il faut souvent plus de temps, de peine, d'application pour bien copier un beau tableau, qu'il n'en a fallu pour le faire.

J'ai observé cependant qu'il y avait des moyens pour diminuer la difficulté. J'allais en tracer les moyens, quand, à propos de gallicisme et de latinisme, il me fallut faire des recherches sur le génie de la langue française et de la langue latine. Parmi les réflexions que je fis, il me vint un doute sur l'inversion. On a pu voir par tout ce qui précède, ce que ce doute a produit. La question sur l'inversion, d'incidente qu'elle était est devenue un principe fondamental, d'où j'ai vu sortir toutes les règles que je vais essayer de tracer sur la manière de traduire. Je suis donc ici rendu au premier objet que je m'étais proposé.

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