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on peut les regarder comme faisant partie inséparable du substantif, comme une partie d'un mot composé de deux mots. Ainsi on dit, le Pont-neuf, la Place-royale, un père de famille, un galant homme, un bon enfant.

Nous ne dirons point que, quand il s'agit de récits, nous suivons le même ordre que les Latins. Le fond des choses a par-tout le même arrangement. On dit par tout, ad sepulcrum venimus, in ignem imposita est, fletur; «On arrive au lieu du tombeau, on la met sur «<le bûcher, on pleure ». C'est, comme on voit la même chaîne et s'il y a quelque différence, c'est dans l'arrangement et la figure par ticulière des anneaux qui forment cette chaîne.

Il en est de même des raisonnements. On y procède par tout du plus connu au moins connu. Et quelque longues que soient les périodes latines ou grecques, nous pouvons les rendre en français de la même étendue, sans le moindre dérangement des conjonctions.

Par tout ce détail de preuves, il paraît certain que nous ne nous éloignons de la marche des Latins que quand les cas nous manquent, ou que les articles ou les auxiliaires trop mul tipliés nous embarrassent.

On pourrait objecter, en faveur de la construction française, qu'elle peint l'action telle qu'elle se fait, le principe se remue d'abord et ensuite se porte à l'objet qu'il atteint ainsi on dit, le père aime le fils. Voilà l'ordre de l'exécution.

Mais dans l'exécution même, la vue de l'objet, c'est-à-dire, du fils, est nécessairement avant l'amour du père. On sait le vieil axiome, ignoti nulla cupido. La nature toute seule fait plus de chemin, et plus vite, que la métaphy

sique la plus subtile. Elle se porte sur le champ à la fin qu'elle se propose. Elle prend là ses mo tifs, ses moyens; c'est de là qu'elle part. Ainsi quand une langue veut exprimer fidellement les opérations et les mouvements de l'âme, faut qu'elle parte du même point qu'elle.

il

De tout ce que nous venons de dire, il semble naturel de conclure que la langue latine doit avoir plus d'énergie, de vivacité, de feu, que la nôtre, dans certaines de ses constructions. Cependant il ne faut point croire que nous n'ayons aussi quelque avantage sur elle, du moins en certains cas. Nous avons nos articles qui mettent dans nos phrases une certaine précision, qui déterminent les objets, et semblent les montrer au doigt. Par exemple, le seul mot panis dans cette phrase, panem præ be mihi, peut être rendu de trois façons : Donnez-moi un pain Donnez-moi le pain Donnez-moi du pain.

Les Latins n'avaient peut-être pas cette pré

cision.

Dans les superlatifs, les Latins ne peuvent marquer la supériorité relative. Maximus signifie très-grand et le plus grand; cependant ces deux superlatifs en français signifient deux sortes d'excellences, l'absolue et la relative. On peut-être très-grand seigneur, sans être le plus grand seigneur.

Il y a même observation à faire sur les auxiliaires des verbes, qui en sont comme les articles. Les caractéristiques des modes, des temps, des personnes, sont incorporés dans les verbes latins, amabit, amabitur, ils ne peuvent être séparés. Chez nous ces caractères sont séparables, il aimera, il sera aimé : nous en tirons

avantage

avantange dans l'interrogation. Les Latins sont obligés d'avoir recours à une particule, an amabit? amabiturne? ou bien ils sont réduits à ne l'exprimer que par le ton de voix. Nous trouvons cette expression dans le seul dérangement du caractéristique de la personne, aime-t-il? aimera-t-il?

Outre cela nous pouvons par la facilité de cette séparation, incorporer, en quelque sorte, l'adverbe dans le verbe, dont il modifie la signification: il sera tendrement aimé, ce qui a de la vivacité et de la force.

Mais, dira-t-on, nous n'avons pas l'avantage de la suspension, que le verbe renvoyé à la fin opère si merveilleusement chez les Latins Tandem aliquandò, Quirites, L. Catilinam, furentem audacia, scelus anhelantem, pestem patriæ nefariè molientem...... ex urbe ejecimus. Rien n'est si agréable pour l'esprit. Si nous n'avons point celle-là, nous en avons une autre qui peut nous en tenir lieu. Les Latins mettent plusieurs mots régis avant le verbe, nous pouvons y mettre plusieurs mots régissants: « Mais hélas! ces pieux devoirs que l'on rend « à sa mémoire, ces prières, ces expiations « ce sacrifice, ces chants lugubres qui frappent <<< nos oreilles, et qui vont porter la tristesse « jusque dans le fond des cœurs, ce triste << appareil des sacrés mystères ces marques « religieuses de douleur que la charité imprime « sur vos visages me font souvenir que vous «l'avez perdue. »>

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Nous ne parlons que de cette espèce de suspension, parce que c'est la seule dont les Latins puissent tirer avantage contre nous. Nous avons, aussi-bien qu'eux, toutes celles qui naissent de la disposition de la matière, de l'arran

P

gement et de la liaison des choses, des tours oratoires, des périodes et des figures. Nous avons celle des nombres, de l'harmonie, qui demande en certains cas une suite d'une certaine étendue, selon la manière dont une phrase s'annonce; enfin il n'a rien manqué à nos excellents auteurs, pour se mettre au niveau des plus célèbres écrivains de l'antiquité. Notre langue leur a suffi dans tous les cas, dans tous les genres; elle a également, et avec le même succès, rempli tout l'intervalle depuis la simplicité de La Fontaine et de Madame de Sévigné jusqu'au sublime de Corneille et de Bossuet.

Ne disons donc point que la langue française, peu propre à l'éloquence et à l'expression du sentiment, est faite pour instruire, éclairer, convaincre; et que le Grec et le Latin au contraire, et toutes les langues à inversions, sont faites pour toucher, persuader, émouvoir le Coeur et les passions. La vertu de notre langue serait d'être claire, sèche, froide, et partant, dit-on, philosophique. Je n'ai garde de faire cet outrage à la philosophie et encore moins à la langue des Corneille, des Racine, des La Fontaine, des Quinaut, des Fénélon, et de la réduire à n'être que le langage de l'esprit. Ce serait en faire une autre à celle des Homère, des Sophocle, des Platon, des Virgile, des Cicéron, de leur ôter la clarté, la netteté, la précision, Mais disons en général que la construction oratoire est celle du coeur et des passions, qu'elle est celle de la nature; et que l'ordre grammatical ou métaphysique est celui de l'art et de la méthode. Et tirant de là une seconde conséquence, nous disons qu'il faut en français éviter les constructions latines ou grecques, toutes les fois qu'elles peuvent nous caus

ser de l'embarras ou nous rendre obscurs; mais que nous devons nous en rapprocher toutes les fois que nous le pouvons sans rien perdre du côté de la clarté, ni de la vivacité. Il ne serait pas difficile de prouver que nos excellents auteurs l'ont fait toutes les fois qu'ils l'ont pu, qu'ils l'ont pu souvent, et que c'est par là qu'ils sont supérieurs aux autres écrivains.

CHAPITRE III.

Où on examine la pensée de M. du Marsais sur la Construction Oratoire.

QUAND les lettres sur l'inversion parurent pour la première fois, il me revint que M. du Marsais n'était nullement de mon avis. Je l'avais prévu. Ce qu'il a écrit dans sa méthode pour apprendre la langue latine est précisément lo contraire de ce que j'avais tâché d'établir dans ces lettres. Il va jusqu'à faire entendre que la langue française n'a point de cas, parce qu'elle n'en a point besoin; et qu'elle n'en a pas eu besoin, parce que ses mots sont régissants ou régis par la force de leur arrangement, conforme à l'ordre naturel. J'ai cru devoir raisonner tout autrement, et j'ai dit, que les mots français devaient leur qualité de régissants ou de régis à leur position, parce que n'ayant point de cas, ils ne pouvaient la devoir à leur terminaison. J'ai su depuis qu'il avait traité cette matière exprès et avec plus d'étendue. Si ce morceau eût été donné au public, j'y aurais appris sans doute à rectifier mes idées. En attendant qu'il paraisse, je suis obligé de m'en tenir à ce qu'il a dit dans l'article Construction,

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