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sorte de pyramide, qui a sa pointe et sa base, et forme une figure qui réunit à la fois la variété et l'unité.

Il y a autant de nombres dans la lettre de Mad. de Sévigné que dans l'oraison de M. Fléchier; mais l'orateur les a plus gradués, plus égaux, plus lançants, plus brillants. Mad. de Sévigné ne parle point à trois temps: elle dit la chose tout uniment, seulement pour la dire. Fléchier amplifie la pensée; il étale de l'appareil, il veut imposer à celui qui l'écoute. Madame de Sévigné ne songe point à choisir les mots, à faire des chutes imitatives. Fléchier n'oublie rien de ce qui peut donner à son discours de la force, de la grandeur, de l'éclat. Il songe non-seulement à lier, à serrer les sons dans ses périodes, mais encore à les faire tomber de manière que la chute soit agréable pour l'oreille et pour l'esprit c'est-à-dire, qu'il pense à donner à son discours l'éclat des nombres, en prenant ce mot dans le second sens que nous lui avons donné ci-dessus, et qui est le sixième caractère du style élevé.

7.o Les chutes de phrases sont plus sensiblement marquées, plus préparées, plus variées que dans le style simple. Scène tragique est dur et sifflant propres trophées est sonore et vigoureux: la foudre qui l'a frappé est fort et sec tristes images de la religion et de la patrie éplorées, est doux, triste, un peu traînant à cause de la dernière syllabe d'éplorées qui finit en mourant.

M. Fléchier ne pouvait dire que M. de Turenne était le plus honnête homme du monde... que sa mort était une des plus fâcheuses pertes qui pút arriver. . . . . que les gens du métier admiraient ce qu'il avait fait. De même, si

Madame de Sévigné eût employé les grands mots, les figures, les inversions, l'harmonie soutenue, l'amplification, les nombres triplés, elle n'eût point fait une lettre.

Ces excès sont aisés à éviter, parce que les extrêmes sont assez éloignés l'un de l'autre pour qu'on ne s'y jette point alternativement; mais il y a des degrés moins sensibles, des genres plus voisins, quoiqu'entièrement séparés, dans lesquels on prend le change. Un tragique fait des vers épiques, quelquefois même lyriques un comique s'oublie et fait du tragique, Chacun a son goût personnel, et croit bon pour les autres ce qu'il aime pour soi. ПĮ faudrait que l'auteur qui compose fût en quelque sorte identifié avec le sujet qu'il traite qu'il ne s'exprimât que par lui : et le plus souvent c'est le sujet qui parle par l'auteur : il prend la couleur de l'homme, et perd au moins une partie de la sienne. Si le sujet faisait seul la loi dans la composition, on verrait chaque idée, chaque objet en prendre le ton, à mesure qu'il arrive, et se fondre dans le tableau, de manière qu'il y fit variété, sans rompre l'unité, Les grandes choses s'abaisseraient sans se dégrader, les petites s'éleveraient sans perdre leur simplicité. C'est par ce moyen qu'Homère, Virgile, Despréaux, Racine et La Fontaine sont devenus les modèles du beau; et c'est par le moyen opposé que Lucain et Sénèque, et quelques autres qu'on pourrait citer, sont des exemples du contraire.

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De ces deux espèces d'harmonie, la première qui est l'accord des sons avec les objets, ne se trouve guère que dans la poésie, et sur-tout dans la haute poésie; parce que les pëotes pers

Sonnifiant dans leur enthousiasme tout ce qui est dans la nature, donnant à tout du mou vement et de l'action, et une action vive, l'imi tation y est plus aisée à pratiquer, et les ressemblances plus sensibles. Dans les autres genres, où il s'agit autant de raisonner que de peindre, cette harmonie est beaucoup moins fréquente, et moins remarquable. Tout se réduit presque à la mélodie, et à la seconde espèce d'harmo◄ nie.

CHAPITRE VIII.

Conséquence de ces principes sur le Nombre et

l'Harmonie.

TOUTES Ces observations nous mènent naturellement à une vérité que Denys d'Halicarnasse a établie dans les deux derniers chapitres de son livre sur l'arrangement des mots : Que la prose (il entend la prose oratoire et soutenue) doit être aussi travaillée et aussi serrée que les vers; et les vers aussi coulants que la prose.

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J'ai tâché jusqu'ici de faire sentir que la prose demandait autant de soin et de travail que les vers, en ce qui concerne 1.o la mélodie ou la liaison mutuelle des sons des mots, des phrases, des périodes: 2.° l'harmonie ou l'accord de ces mêmes sons, de ces mots, de ces périodes, avec le sujet et ses circonstances: 3.o Enfin les nombres ou les espaces, qu'il faut distribuer, terminer, varier, combiner au gré de l'oreille et de l'esprit, et cela, sans le secours de ces formes techniques qui fixent le

poëte dans le travail de la versification, et qui mettent, pour ainsi dire, le goût de l'oreille sous la direction des règles de l'art. D'où il suit que toute prose bien faite est vers, à peu de chose près, c'est-à-dire, aussi travaillée et aussi serrée que les vers. Il reste à expliquer comment les vers seront prose, c'est-à-dire aussi aisés et aussi coulants que la prose: ce qui peut se faire en deux mots.

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La prose et la poésie qu'on envisage ordinairement comme deux langages différents, ne sont l'une et l'autre qu'un courant de pensées revêtues d'expressions, La nature et l'art influent pareillement, quoiqu'inégalement, sur l'une et sur l'autre. La prose qui semble libre de sa nature, a pourtant ses chaînes dans l'expression, comme on l'a vu ci-devant. A son tour la poé sie, qui semble resserrée par des règles plus étroites, quant à l'expression, rentre dans ses droits de liberté, lorsqu'il ne s'agit que des pensées. Elle est aussi libre que la dans tout prose ce qui concerne l'étendue, la suite, la disposition, les variétés des périodes, des membres des incises; et jamais elle n'est plus parfaite que quand le naturel et la liaison des choses et des idées font oublier l'art et le technique de l'expression. Prenons un exemple,

Lorsqu'on récite les vers de Racine et qu'on les récite bien, on serait presque tenté de les prendre pour de la prose; si on n'y ressentait pas une certaine harmonie plus marquée, et quelques cadences plus symétriques qui semblent s'échapper du texte : « Celui qui met un « frein à la fureur des flots, sait aussi des mé«< chants arrêter les complots. Soumis avec res"pect à sa volonté sainte, je crains Dieu, cher

cepen

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Abner, et n'ai point d'autre crainte « dant je rends grâce au zèle officieux, qui sur <«< tous mes périls vous fait ouvrir les yeux. Je « vois que l'injustice en secret vous irrite, que <<< vous avez encore le coeur Israélite : le ciel en « soit béni. Mais ce secret courroux, cette «oisive vertu, vous en contentez-vous? La foi «qui n'agit point, est-ce une foi sincère? Huit «ans déja passés une inrpie étrangère du scep«tre de David usurpe tous les droits, se baigne « impunément dans le sang de nos rois, des << enfants de son fils détestable homicide, et mê<<<me contre Dieu lève son bras perfide: et vous «l'un des soutiens de ce tremblant état, vous <«<< nourri dans le camp du saint roi Josaphat << qui sous son fils Joram commandiez nos «< armées, qui rassurâtes seul nos villes alar«mées, lorsque d'Okosias le trépas imprévu « dispersa tout son camp à l'aspect de Jéliu, je «< crains Dieu, dites-vous, sa vérité me tou«che voici comme ce Dieu vous parle par << ma bouche: Du zèle de ma loi que sert de « vous parer? Par de stériles voeux, pensez<< vous m'honorer? Quel fruit me revient-il de << tous vos sacrifices? Ai-je besoin du sang des « boucs et des génisses? Le sang de vos rois «crie et n'est point écouté? Rompez, rompez << tout pacte avec l'impiété : du milieu de mon << peuple exterminez les crimes, et vous vien«drez alors m'immoler des victimes. >>

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Il n'est point d'oraison qui coule avec plus de force et de liberté que cette poésie. Rien ne s'y ressent des contraintes de la rime, rien n'y est lâche, forcé, tronqué, décousu; tout est plein et lié. C'est la plus belle prose, à ne considérer que les pensées, les tours des phrases et la va

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