Page images
PDF
EPUB

port des sentiments, presque toute la nature a pu être imitée plus ou moins, et représentée par les sons. D'où je conclus que le premier principe pour l'harmonie est d'employer des mots ou des phrases, qui renferment par leur douceur ou par leur dureté, par leur lenteur ou leur vitesse, l'expression imitative qui peut être dans les sons.

Tous les grands poëtes s'en sont fait une règle. Homère et Virgile l'ont suivie partout. S'il s'agit de peindre un athlète dans le combat, les vers s'élèvent, se courbent, se dressent, se brisent, se hâtent, se roidissent, s'alongent à l'imitation de celui dont ils représentent les

mouvements.

S'agit-il de baillements, d'hiatus, de peindre quelque monstre, à cinquante gueules béantes? Quinquaginta atris immanis hiatibus hydra Intùs habet sedem.

Faut-il peindre les cris douloureux qui se perdent dans les airs, les cliquetis des chaînes? Hinc exaudiri gemitus; et sæva sonare

Verbera; tùm stridor ferri, tractæque catena. J'en appelle à ceux qui ont de l'oreille : ne trouvent-ils pas dans ces vers le langage inarticulé et naturel dont nous parlons?

Il en est de même de ceux-ci de Racine :

Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé,
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé.
Cependant sur le dos de la plaine liquide;
S'élève à gros bouillons une montagne humide.
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
Parmi des flots d'écume un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes,
Tout son corps est couvert d'écailles jaunissantes.
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel aves horreur voit ce monstre sauvage.

La terre s'en émeut: l'air en est infecté :
Le flot qui l'apporta recule épouvanté.

Sang glacé, crins hérissés, s'élève à gros bouillons: l'onde approche, se brise: son front large est armé, sa croupe se recourbe. Tous ces mots ont le caractère imitatif.

Citerai-je Despréaux qui parle ainsi d'un jeune poëte?

Sa muse déréglée en ses vers vagabonds.

Et ailleurs :

Les chanoines, vermeils et brillants de santé ;
S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté.

Le premier de ces deux vers est riant, clair; l'autre est lent et paresseux.

Ce poëte en a une infinité qui ont ce degré de perfection (a).

Pour sentir tout l'effet de cette harmonie, qu'on suppose les mêmes sons dans les mots qui exprimeraient des objets différents : elle y paraîtra aussi déplacée que si on s'avisait de donner au mot siffler la signification de celui de tonner, ou celle d'éclater, à celui de soupirer et ainsi des autres.

La durée des sons peut contribuer aussi à l'expression. Les Grecs et les Latins avaient sur nous cet avantage, que certaines de leurs voyelles étaient plus longues qu'aucune des nôtres. Cette longueur était si considérable qu'ils avaient inventé des lettres exprès pour l'exprimer, quoique ce fût le même son on

le voit dans l'oméga, qui a le même son que l'omicron. Ces longues contribuaient beaucoup

(a) Voyez Tome I. des Principes de Littérature; pag. 200.

caractériser certaines expressions musicales; parce qu'il est évident que plus un son est bref, plus il est sec; que plus il est long, plus il est aisé de le faire plein, nourri, sonore. Nous avons nos longues à notre manière et par comparaison avec les brèves. Nous en avons même d'aussi longues presque que celles des Latins, comme phantôme, blême; mais nous en avons peu. En récompense nous avons l'avantage des très-brèves, qui nous servent admirablement pour peindre par imitation la vivacité. Nous en avons même qu'on ne prononce presque pas, comme dans entêtement, cacheté, etc. De sorte que si nous avons moins que les Grecs et les Latins ce qui peint la lenteur du mouvement, nous avons par retour plus qu'eux ce qui peint la vitesse et la rapidité.

La longeur des mots a le même effet dans le discours que la longueur des sons. Mais notre langue n'a point de désavantage de ce côté-là: parce que, outre que nos mots ne sont par euxmêmes ni trop courts, ni trop longs; nos articles, nos propositions, nos auxiliaires, quoique séparés dans la grammaire, ne le sont point dans le discours. Ils ne font qu'un mot avec le mot principal. L'unité de l'idée qu'ils représentent les identifie. Ainsi on prononce comme un seul mot, je chante, j'ai chanté, la gloire, des vainqueurs. Les articles et les pronoms sont des pièces d'attache dont les inflexions dans les autres langues sont l'équivalent.

Telle est l'harmonie qui convient aux mots pris séparément, singulis, il y en a une autre encore qui leur convient, lorsqu'on les considère comme liés entre eux, collocatis.

De même que tous les objets qui sont liés entre eux dans l'esprit, le sont par un certain

1

caractère de conformité ou d'opposition qu'il y a dans quelqu'une de leurs faces; de même aussi les phrases qui représentent la liaison de ces idées doivent en porter le caractère. Il y a des phrases plus douces, plus légères, plus harmonieuses, selon les mots qu'on a choisis selon la place qu'on leur a donnée, selon la manière dont on les a ajustés entre eux. Quelque fine que paraisse cette harmonie, elle produit un charme réel dans la composition, un écrivain qui a de l'oreille la sent, et ne la néglige pas. Cicéron y est exact autant que qui que ce soit Etsi homini nihil est magis optandum, quàm prospera, æquabilis, perpetuaque fortuna, secundo vitæ, sine ullâ offensione, cursu: tamen si mihi tranquilla et placata om nia fuissent, incredibili quâdam et penè divinâ, quá nunc vestro beneficio fruor, lætitiæ voluptate caruissem. Toute cette période est d'une douceur admirable, nul choc désagréable de consonne, beaucoup de voyelles, un mouvement paisible et continu que rien n'interrompt, et qui semble aidé et entretenu par tous les sons qui la remplissent.

Voici un exemple d'une construction dure, par laquelle on peint des préparatifs de guerre,

Ut belli signum Laurenti Turnus ab arce,
Extulit: et rauco strepuêrunt cornua cantu,
Utque acres concussit æquos, utque impulit arma,
Extemplò turbati animi : simul omne tumultu
Conjurat trepido Latium, sævitque juventus
Effera. Ductores primi Messapus et Ufens,
Contemptorque Deûm Mezentius undique cogunt
Auxilia et latos vastant cultoribus agros :

Cette suite de sons s'accorde parfaitement avec le sujet elle est aussi dure, aussi escarpéo

qu'elle peut l'être : Laurenti Turnus: ab arce extulit: rauco strepuerunt: utque acres : et dans le même vers, utque impulit, etc. Cet appareil de guerre n'a pas trop un objet déterminé pour l'imagination; mais l'idée générale produit un sentiment d'horreur, auquel l'imagination prête une sorte de figure, et dont l'art imitateur représente au moins quelque partie, Nous avons présenté des exemples français de cette harmonie dans le Tome IV des Principes de LitLérature, pag. 134 et suiv.

CHAPITRE VII.

De la seconde sorte d'Harmonie.

La seconde espèce d'Harmonie est celle du ton général, soit de l'écrivain qui compose soit de l'acteur qui déclame, avec le sujet pris aussi en général, et dans sa totalité. De même qu'on ne doit point réciter d'un ton comique les vers de Corneille, ni d'un ton héroïque ceux de Molière, à moins qu'on ne veuille faire une parodie, de même aussi il faut rendre à chaque sujet le style qui lui appartient :

[ocr errors]

Descriptas servare vices, operumque colores :
Cur ego, si nequeo ignoroque, poëta salutor?

Quand je dis le sujet, c'est le sujet revêtu de toutes ces circonstances. Il n'en faut qu'une, quelque légère qu'elle soit, pour le changer : par la raison que mille et un ne font pas mille.

L'essentiel est donc, pour éviter la parodie de bien connaître le sujet qu'on traite, d'en sentir le poids, l'étendue, les degrés de dignité.

« PreviousContinue »