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Il est soutenu; parce qu'un pied attire un autre pied, par la césure; un espace un autre espace par la progression; une cadence suspendue une autre cadence, par la symétrie; ce qui donne à l'oraison du poids, de la force, de la vitesse dans sa direction, vibrantes numeros.

Il est rempli; parce que le nombre ne laisse rien à désirer ni, à l'esprit, ni à l'oreille : c'est son effet essentiel; chaque phrase est un tout solide, arrondi, auquel rien ne manque, et qui n'a rien de trop.

Il est annobli et relevé ; par les espaces, tantôt égaux, tantôt croissants, tantôt entrelacés avec symétrie; par les pieds majestueux, le péon, le dactyle, le spondée; par les cadences ou chutes brillantes et peu vulgaires. On en sent l'effet dans le style familier, il ne faut qu'une gradation, qu'une finale trop soignée, pour en changer la couleur et le rendre affecté.

Il est animé et varié; par les longues et par les brèves plus ou moins multipliées; par les espaces courts ou longs, plus ou moins; par les finales plus ou moins fréquentes dans le style coupé ou dans le périodique: tùm stabilis, tùm volubilis.

Enfin, si on considère les nombres comme des espaces terminés et d'une étendue convenable, ils mettent à l'aise l'esprit, l'oreille, la respiration de celui qui parle et de celui qui écoute: ils présentent les objets nettement séparés, ils lient les phrases par des rapports symétriques, ils les font croître ou décroître selon les circonstances, et les varient de manière que le goût est satisfait. Ils préparent l'action du déclamateur, et donnent aux gestes leurs temps, leurs degrés, leurs variations; leurs inflexions, leurs repos.

Si on considère les nombres comme des chutes préparées avec art, ce sont comme des pointes acérées au bout d'une flèche, qui donnent du poids, de la portée aux pensées, et qui en assurent la direction. Quand tous les sons se trouvent liés ensemble par une juste mélodie, et qu'outre cela on les attache à une finale vive et frappante, il en résulte ce que Sénèque appelle pugnatorius mucro. Toutes les phrases sont autant de traits qui portent loin, et qui font brèche.

Enfin, si on considère le nombre comme une suite de mètres, c'est-à-dire, de brèves et de longues, c'est lui qui hâte plus ou moins la composition. On lit une histoire tranquillement: l'esprit se promène sans gêne, il voyage comme dans un vaisseau. Mais un plaidoyer, un sermon vigoureux, nous entraîne de force. Il y a dans l'argumentation et dans l'amplification, une impétuosité, une course leste et hardie qui double l'effort et renverse l'ennemi.

Tous ces effets ne sont point sensibles dans la prose familière, parce que, pour être sentis, il faut qu'ils soient portés à un certain degré. sermo vulgi est extrà numerum. Cependant les finales, les mètres s'y rencontrent; mais les espaces y sont, plutôt qu'on ne les y met : ut non quæsitus esse numerus videatur, sed secutus. Les nombres de la prose familière sont à ceux de la prose soutenue, ce que ceux de la prose soutenue sont à ceux de la poésie. Dans la poésie, c'est une danse légère où tous les pas sont figurés et liés par la cadence, pour le plaisir des danseurs mêmes, st de ceux qui les voient. Dans la prose soutenue, c'est une marche militaire, qui se fait d'un pas uni et ferme pour joindre la grâce à la force, et

les augmenter l'une par l'autre. Dans le style familier, c'est la marche d'un homme qui voyage pour affaire, ou qui se promène par amusement. La prose simple est négligée, décousue, c'est une eau qui se répand: inculta, dissipata, fluens. La prose soutenue est une eau pressée et resserrée dans ses bords, qui coule directement et sans obstacle: prono alveo. La poésie est une eau qui jaillit et qui prend toutes sortes de formes selon les caprices de l'art et du goût. La prose familière est trop faible et trop lâche pour le service: la Poésie est trop contrainte par ses chaînes; la prose soutenue garde un juste milieu: Numeris astrictam orationem esse debere, carere versibus. Cic. Orat. 56.

On voit assez par cette récapitulation quel est l'effet des nombres par rapport au mouvement de l'oraison, qui n'est lui-même que le résultat général des effets particuliers des espaces, des chutes, des mètres prosodiques. Nous ne pourrions, si nous en voulions faire un article à part, que répéter ce que nous venons de dire.

D'où on peut, ce me semble, conclure que rien n'est si important à l'orateur que de savoir employer, comme il convient, les nombres; puisqu'ils renferment une grande partie de ce degré d'élocution, de cette verve demi-poétique qui mérite seul le nom d'éloquence.

CHAPITRE VI.

De l'Harmonie oratoire et premièrement de
P Harmonie des mots.

L'HARMONIE des sons considérés comme signes, est l'accord des sons avec les choses signifiées. Elle consiste en deux points: 1.o dans la convenance et le rapport des sons, des syllabes, des mots, des nombres, avec les objets qu'ils expriment 2.o dans la convenance du style avec le sujet. La première est l'accord des parties de l'expression avec les parties des choses exprimées : l'autre est l'accord du tout avec le tout. Commençons par l'harmonie des sons.

Les sons sans être figurés en mots peuvent fournir à l'homme, soit par leur nature, soit par leur durée, une sorte de langage inarticulé pour exprimer au moins, jusqu'à un certain point, un certain nombre de choses. Voici comme on le prouve.

Si les hommes n'avaient d'autre moyen que le geste pour se communiquer entre eux leurs idées, ils imiteraient la figure et le mouvement des objets qu'ils voudraient représenter. Ils éleveraient la main pour désigner le ciel ; ils l'abaisseraient, pour signifier un lieu profond; ils peindraient par imitation le cheval qui court, l'arbre qui tombe. Supposé qu'au lieu du geste, ils n'eussent que la voix seule, et tout au plus les premières combinaisons des élements que nous avons dites être communes à tous les hommes; croit-on qu'ils ne trouveraient pas moyen de se parler par ces sons? Lorsque le besoin serait pressant, l'organe de la voix agirait de toute sa force, et ferait entendre des sons vifs, perçants, sourds, rapides, traînans roulants, éclatants, tous figurés par les diffé

rentes impressions qu'ils recevraient en passant par le gosier, sur la langue, à travers les dents, sur les lèvres, et le tout en conformité des qualités de l'objet qu'il s'agirait de désigner.

Ce langage n'est pas tout en supposition, puisqu'il a une partie de son existence dans les enfants, qui emploient souvent des sons imitatifs pour exprimer des objets dont ils ne savent pas encore les noms; et que dans la déclamation théâtrale, il n'y a pas une seule scène où il n'y ait des choses qui ne s'expriment que par les tons de la voix et les sons imitatifs.

Ces sons imitatifs sont fondus dans toutes les langues ils en sont comme la base fondamentale. C'est le principe qui a engendré les mots. On les retrouve dans une infinité de termes de toutes les langues : c'est ainsi qu'on dit en français: gronder, murmurer, sonner, siffler, gazouiller, claquer, briller, piquer, lancer, bourdonner, etc. L'imitation musicale saisit d'abord les objets qui font bruit, parce que le son est ce qu'il y a de plus aisé à imiter par le son; ensuite, ceux qui sont en mouvement, parce que les sons, marchant à leur manière, ont pu par cette manière exprimer la marche des objets. Enfin dans la configuration même et dans la couleur, qui paraissaient ne point donner prise à l'imitation musicale, si l'imitation ne trouve point de rapports analogiques avec le grave, l'aigu, la durée, la lenteur, la vitesse, la douceur, la dureté, la légèreté, la pesanteur, la grandeur, la petitesse, le mouvement, le repos, etc., le coeur en trouve entre les sentiments produits par l'un et par l'autre. La joie dilate, la crainte rétrécit, l'espérance soulève, la douleur abat: le bleu est doux, le rouge est vif, le verd est gai. De sorte que, par ce moyen, et à l'aide de l'imagination et du rap

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