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yeux des Muses françaises. Nous rejettons de même ces mots fastidieux, où les sons semblent noyés, comme dans cet exemple, et y ayant des citoyens. Ils nous chatouillent l'oreille d'une manière douceâtre qui nous fait peine. Enfin notre langue veut des mots, où il y a de la fermeté et en même temps de la douceur, qui coulent librement, légèrement, qui soient polis sans être mous, et soutenus sans être durs, ni hérissés: et peut-être que dans cette partie elle est aussi parfaite que toute autre qui existe.

Il faut bien qu'elle ait quelque charme, quelque attrait secret qui lui donne cet ascendant qu'elle a pris aujourd'hui dans toute l'Europe. Elle est répandue chez tous nos voisins. La Grecque ét la Latine ont pu à peine s'établir dans les conquêtes des Alexandre et des Césars. Il a fallu plusieurs siècles pour dompter sur ce point les esprits des vaincus. La nôtre semblerait préluder à nos victoires, si nos rois voulaient être conquérants. Malgré la jalousie de nos voisins, malgré la haine que quelques-uns d'eux nous portent, notre langue semble nous les reconcilier. La peine qu'ils se donnent, les dépenses qu'ils font, pour se mettre en état de l'entendre, prouvent assez qu'ils la regardent comme une partie considérable dans les arts de politesse et d'humanité.

Ce n'est pas qu'elle ne sache aussi, quand il le faut, affermir ses sons, de même que la Grecque et la Latine. Quoi de plus ferme que Malherbe, Corneille, Rousseau, Despréaux, Bourdaloue, Bossuet? Elle fait, quand elle le veut, choquer entre elles les voyelles et les consonnes, à la manière de Thucydide et de Pindare: Il se leva, et commanda aux vents et à la mer: et il se fit un grand calme. Elle sait aussi descendre

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aux sujets les plus doux, les plus simples: La Fontaine, Quinault, Madame Deshoulières, Segrais, en sont des preuves. Elle remplit la trompette guerrière, et anime le flageolet des beṛgers avec le même succès,

CHAPITRE I I.

Du Nombre oratoire,

Différentes acceptions du mot Nombre,

LE Nombre est ainsi nommé, parce qu'il no peut être que de plusieurs. L'unité ne fait pas nombre dans l'arithmétique; un seul temps ne fait pas mesure dans la musique; une seule ligne dans la géométrie ne fait ni symmétrie, ni proportion; de même dans le discours une seule syllabe, un seul mot, un seul membre de période, considéré comme seul, ne peut produire ce qu'on appelle Nombre. Le nombre ne peut être qu'entre des parties qui sont plusieurs, et qui ont entre elles quelque rapport sensible d'égalité ou d'inégalité, de conformité ou de différence,

Pour marcher avec ordre dans cette matière, nous commencerons par distinguer les différentes acceptions du mot Nombre; ensuite nous verrons quel usage on en peut faire, et quels effets il produit dans le discours.

Le nombre est quelquefois pris pour un espace, quel qu'il soit, ayant un rapport facile à saisir avec un autre espace. C'est le rhythme des anciens.

Quelquefois on donne ce nom à ce que les

Grecs ont appelé mètre, et les. Latins pieds et que nous pouvons appeler mesures, quoique moins proprement. Tous les Auteurs anciens l'emploient souvent dans ce second sens.

D'autres fois il se prend pour la manière dont une phrase se termine: c'est en ce sens qu'on dit que la Chute d'une période est nombreuse. Enfin il signifie ce que les musiciens appellent Mouvement: ce qui fait que le chant ou la prononciation, se hâte ou se presse plus ou moins; mais c'est plutôt l'effet des nombres que le nombre même.

Du Nombre considéré comme rhythme ou

espace.

Tout discours est un ruisseau qui coule : c'est l'emblême sous lequel les anciens l'ont peint : flumen orationis. Mais comme l'organe qui produit le discours a besoin de repos pour reprendre son ressort, il s'ensuit que ce ruisseau ne peut couler continûment et sans quelque interruption. Or ce sont ces interruptions qui ont d'abord donné naissance aux nombres ou espaces terminés.

Aristote nous a donné du Nombre une définition très-philosophique, et il est le seul qui l'ait donnée ainsi. « Tout discours, dit-il, pour « n'être point désagréable et inintelligible, doit « être terminé. Or rien ne se termine que par « le nombre arithmétique Arithmo: et c'est de «< ce nombre arithmétique que résulte le nom«bre musical du discours Ruthmos. » Aristote veut dire que dans le discours vraiment nombreux ou rhythmique, les syllabes doivent êtro comptées et senties dans la prononciation, comme les unités le sont dans la numération arithmétique, et qu'à la fin de la période, elles

doivent être réunies en somme dans le nombre musical, comme les unités le sont à la fin de la numération dans le nombre arithmétique, de manière que l'oreille sente la progression et le total des syllabes, comme l'esprit sent la progression et le total des unités : c'est pour cela que le rhythme a été appelé Nombre par les Latins cela s'expliquera dans un moment par les exemples.

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Cicéron a la même doctrine qu'Aristote. «Il « n'est point, nous dit-il, de Nombre sans es«pace terminé : Numerus in continuatione nul«lus est. Le nombre dans le discours est une

étendue coupéè en portions tantôt égales, sou«vent inégales, et marquées dans la pronon«ciation, par des pulsations plus ou moins sen«sibles: Distinctio et æqualium et sæpè va→ «riorum intervallorum percussio numerum con«ficit. On en voit l'exemple dans la goutte « d'eau qui tombe du toît, d'espace en espace: «quem in cadentibus guttis, quòd intervallis « distinguuntur, notare possumus. On voit l'e

xemple du contraire dans le murmure du « ruisseau, qui coule continûment et sans in«terruption in omni præcipitante non possumus.» Voilà, ce me semble, la nature du nombre ou du rhythme, marquée avec la plus grande précision: c'est une durée ou une suite d'insfants, coupée par portions symétriques, c'està-dire, ou égales, ou également inégales. Venons à son origine.

Nous avons dit que c'était le besoin de respirer qui avait introduit les espaces dans le discours mais ce n'est pas la seule cause. Toutes les facultés qui concourent à former le discours, concourent de même à exiger les nombres. L'oreille a en elle-même une sorte de mesure ou

de portée naturelle, qu'elle ne passe qu'avec peine. L'esprit ne fait éclore ses idées et ses jugements que les uns après les autres c'est une marche,où les pas se succèdent distinctement(1). Peut-être même que la coupe des objets y porte encore un nouveau principe de division: car après tout,les objets sont dans un discours comme ils sont dans un tableau, et ils sont dans un tableau comme dans la nature or dans la nature, il n'en est pas un qui n'ait son trait qui le sépare des autres objets, même de ceux qui les touchent. Ainsi, quatre sortes de repos : pour la respiration, pour l'esprit, pour les objels, pour l'oreille.

On peut remarquer toutes ces espèces de re pos dans cette période de Fléchier : Cette jeune plante, ainsi arrosée des eaux du ciel, ne fut pas long-temps sans porter du fruit. Cette période ne forme qu'un sens et peut se prononcer sans s'arrêter cependant il y a un repos de l'objet après plante, l'objet est nettement terminé, l'imagination peut se représenter une plante sans peine et sans effort. Il y a un autre repos après ciel: Cette jeune plante ainsi arrosée des eaux du ciel: c'est une nouvelle forme ajoutée à l'objet, et qui fait comme un objet nouveau.

Ces deux repos sont aussi des repos de l'esprit et de l'oreille, parce que ce sont deux coups de pinceau qui se sont faits l'un après l'autre, et deux suites de sons qui peuvent se comparer.

Il y a de plus après le second, c'est-à-dire, après ciel, un repos offert à la respiration; parce que si on ne peut pas prononcer commo

(1) Sensus omnis habet suum finem, possidetque naturale intervallum, quo à sequentis initio dividitur. Quint. p. 4. 2.

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