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Si je veux faire entendre à un homme autre que moi qu'il doit fuir ou rechercher quelque objet, commencerai-je par l'engager à avancer ou à s'éloigner? Je lui montrerai l'objet : et l'ob jet lui dira ce qu'il doit faire. L'ordre que j'ai suivi pour moi est le même à suivre pour lui. Sa machine étant composée comme la mienne c'est le même ressort qui doit la faire mouvoir, J'ai vu un serpent, j'ai fui. Il faut donc que je lui donne d'abord l'idée du danger, si je veux qu'il se détermine à fuir.

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C'est la même marche quand nous parlons par geste. Je suis à table, je veux du pain. Après avoir attiré à moi l'attention de celui qui peut m'en donner, je lui montre du pain, ou le pain, et ramenant mon geste à moi, je lui désigne l'ac tion que je demande de lui: du pain à moi, et non pas donnez-moi du pain,

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L'empereur Domitien avait une habileté singulière à tirer de l'are: il faisait passer ses flè ches entre les doigts écartés d'un esclave placé pour but à une grande distance de lui, sans le blesser, Voilà une construction: mais qui n'est point dans l'ordre naturel des idées. L'empereur tire, et n'a point encore ses flèches: vers un but qui ne lui a point encore été présenté. Il semble que, dans l'ordre naturel, il aurait fallu présenter d'abord l'esclave qui a la main levée et les doigts écartés, et montrer ensuite l'empereur qui tire, à quelque distance de ce but. Aussi Suétone, dit-il, In pueri procul stantis, præbentisque pro scopulo, dispensam dextræ manus palmam, sagittas tantâ arte direxit, ut omnes per intervalla digitorum innocuè evaderent; ce n'est point l'ordre de la métaphysique grammaticale, mais celui de la métaphysique oratoire, gelui du sentiment et de la vérité,

Tout homme qui parle, si c'est un Démosthène ou un Cicéron, voit dans le cœur et dans l'esprit de ceux qui écoutent ce qu'il doit diré et ce qu'on demande, quelle est la première idée qu'on attend, quelle est la seconde, la trosième: Oratorum eloquentiæ moderatrix auditorum prudentia. Quand Cicéron prit la parole pour remercier César du pardon qu'il venait d'accorder à Marcellus, tout le Sénat fut frappé de cetté démarche, parce qu'il y avait long-temps que Cicéron gardait le silence; c'est pour cela que l'orateur dit, dès le premier mot, diuturni silentii. La seconde pensée de l'auditeur était de chercher la raison de ce long silence: ce pouvait être la crainte : Cicéron l'avait senti: et, pour ôter à son auditoire cette pensée odieuse pour César, il ajoute non timore aliquo. Pourquoi donc vous êtes-vous tu? De douleur et de regret, partim dolore, partim verecundiâ. Et aujourd'hui pourquoi parlez-vous? Tantam enim mansuetudinem, tam inusitatam clementiam etc. Voilà les motifs; après quoi le verbe vient, nullo modo, præterire possum. L'orateur a-t-il suivi quelque part l'ordre grammatical ou métaphysique.

Les expressions sont aux pensées ce que les pensées sont aux choses qu'elles représentent. II y a entre elles une espèce de génération qui doit porter la ressemblance de proche en proche, depuis le premier terme jusqu'au dernier. Les choses font naître la pensée et lui donnent sa configuration; la pensée à son tour produit l'expression, et lui prescrit un arrangement conforme à celui qu'elle a elle-même. La pensée est une image intérieure des choses. L'expression est une image extérieure des pensées. La pensée et l'expression sont donc image l'une et l'autre

celle-ci encore plus que la première. Or la per fection de toute image consiste à rendre le tout et ses parties conformément à ce qu'elles sont dans l'original, et à la position qu'elles y ont. Pour peindre un homme, il faut que je peigne non-seulement deux bras, une tête, des jambes, mais que je les place où ils sont placés dans la nature. Si la pensée ne rend point les parties de l'objet avec leurs positions respectives, il y a renversement dans la pensée; si l'expression ne rend point les parties de la pensée avec leurs positions, il y a renversement dans l'expression. Or, l'ordre des choses pour l'orateur, est P'ordre des impressions reçues et seņties, selon leur degré d'intérêt donc.

Mais, si tout un tableau se peint en un même instant dans l'esprit, que devient cet ordre prétendu des parties de la pensée qui doit régler celui des mots ?

J'ai prévenn cette objection dès le commencement. Si j'y reviens, c'est pour donner plus de force, et de précision à ce que j'ai dit. Je réponds donc 1° que dans le tableau même qui se peint tout entier et tout-à-la-fois, il y a des parties plus éminentes, plus frappantes, plus intéressantes, qui occupent l'âme par préférence; et que, quoique toutes les parties ayent été perçues en même temps, elles n'ont pas eu toutes le même degré d'attention dans le premier instant. Or je dis que ces degrés d'attention doivent régler l'ordre des mots; et que cet ordre ne sera ni l'ordre grammatical, ni le métaphysique.

Je réponds 2o qu'on a pris le change, ou qu'on a voulu le donner par cette objection. Notre âme pensant n'est point seulement une toile tendue 2. ou une cire molle qui reçoit une empreinte ; c'est un courant continu d'idées et de sentiments

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qui se succèdent les uns aux autres, et qui s'enttraînent mutuellement par leur liaison intime ef réciproque, On voit on sent, on délibère, juge, on se meut pour atteindre, ou pour fuir. C'est de tous ces actes successifs de l'âme dont il s'agit ici, et non d'une seule image imprimée.

Je réponds 3° que, quand même on conviendrait que tous les actes de l'esprit touchant un objet se feraient dans le même temps, ce qui est évidemment faux, il n'en faudrait pas moins eonclure qu'il y eût un ordre réglé pour le discours, qui ne peut livrer les mots, et par conséquent les idées, que l'une après l'autre ; nous Favons dit. Les livrera-t-il dans l'ordre grammatical qui ne considère que le matériel des mots, ou dans l'ordre métaphysique, qui est destitué de tout intérêt ? et s'il ne suit ni l'un ni l'autre, quel ordre suivra-t-il que celui de l'im portance des objets ?

CHAPITRE II.

Quel est l'objet important dans la phrase

oratoire.

UNE phrase oratoire peut être composée de cinq parties; d'un nom, qui exprime le sujet de la proposition, Alexander [Alexandre]; d'un verbe qui exprime l'action, vicit [ a vaincu ]; d'un régime du verbe, qui exprime le terme sur lequel se porte l'action, Darium [Darius ]; d'un adverbe ou de quelque chose qui exprime les circonstances de la maniere, du temps, du lieu de l'action fortiter, olim, ad Arbelam [vaillamment, autrefois, à Arbelle ]. Si on y joint une

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conjonction quelle qu'elle soit pour unir cette phrase avec quelque autre phrase qui la précède ou qui la suive, on a les cinq parties dont nous parlons. Nous ne disons rien de la préposition qui peut être comprise dans l'adverbe, ni de l'interjection qui ne figure point dans la syntaxe, où elle est toujours isolée.

Or je dis que ces cinq parties s'arrangent respectivement, de manière que la plus importante d'entre elles est toujours à la tête, c'est à-dire dans le lieu le plus apparent de la phrase.

Par exemple: quand on dit Alexander vicit Darium ad Arbelam; il peut y avoir quatre points de vue. S'il est question de savoir qui est celui qui a vaincu Darius, l'idée principale de la phrase est Alexander. Si on demande quel est le roi de Perse vaincu par Alexandre, l'idée principale de la même phrase est Darius. S'il s'agit du lieu où il a été vaincu, c'est ad Arbelam. Enfin si l'on veut savoir quelle est la victoire qui a décidé du sort de la Perse, par opposition à quelque autre victoire non décisive, où Darius aurait été battu et non vaincu, c'est le mot vicit. Ainsi dans le premier cas on dira Alexander vicit Darium ad Arbelam, « c'est Alexandre qui a vaincu, etc. » Dans le second: Darium vicit Alexander, « c'est Darius qui a été vaincu par Alexandre, etc. » Dans le troisième: ad Arbelam vicit Darium Alexander, « ce fut à Arbelle que, etc. » Enfin dans le quatrième on dirait vicit ad Arbelam, « la victoire décisive fut celle d'Arbelle. » Nous ne donnons point ceci comme un exemple de goût pour la construction des mots, mais comme un exemple de l'ordre d'intérêt pour la construction des idées. Celles-ci ne pouvant se construire selon l'harmonie, comme les mots, ne peuvent avoir d'autre

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