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CONSTRUCTION

ORATOIRE.

L'OBJET de ce traité est plus important qu'il ne le paraît au premier aspect. L'arrangement des parties, qui fait la beauté d'un tableau, d'une plantation, fait aussi la solidité d'un édifice, la force d'une armée rangée en bataille. Il produit ces deux effets dans l'éloquence. C'est de l'arrangement des mots que dépend toute la grâce du discours et une très grande partie de sa force.

Cette matière, discutée avec soin, nous découvre non seulement ce qu'on peut appeler le secret du talent oratoire, qui est bien plus que celui de l'art; mais encore la raison des marches particulières des langues, et ce qu'elles gagnent ou ce qu'elles perdent en suivant des arrangements différents.

Ni les Grecs ni les Latins n'ont été dans le cas de traiter cette matière dans ce dernier point de vue; parce que leurs langues ayant la plus grande flexibilité, ils n'ont pu attribuer les cons tructions irrégulières qu'au goût de leurs écri vains.

DE L'ARRANGEMENT NATUREL DES MOTS

Nous avons parlé ailleurs de l'arrangement artificiel des idées et des mots, qui constitue ce qu'on appelle les Figures, dans le discours. Ici nous ne parlons que de l'arrangement

que les idées, et par conséquent les mots qui les renferment et les expriment, doivent avoir dans le discours, considéré comme moyen de persuasion. Cet arrangement ne peut avoir pour objet que de satisfaire ou l'esprit ou l'oreille c'est-à-dire, de rendre le sens plus clair et plus fort, ou les sons plus agréables et plus convenables aux vues de celui qui parle.

SECTION PREMIÈRE.

De l'arrangement naturel des mots par rapport à l'esprit.

Nous prouverons 1° que l'arrangement natu

rel des mots doit être réglé par l'importance des objets; et qu'effectivement il l'est ainsi dans les langues qui sont assez flexibles pour suivre l'ordre de la nature dans leurs constructions. Nous examinerons ensuite quels dérangements l'harmonie peut causer dans la construction naturelle des mots. Enfin nous montrerons les cffets qui résultent de cette construction. Nous y ajouterons un court examen de la doctrine de Denys d'Halicarnasse sur le principe de la Cons: truction oratoire.

CHAPITRE PREMIER.

Que l'arrangement naturel des mots est réglé par l'importance des objets.

POUR établir cette vérité, car je crois que c'en est une, il faut examiner comment les idées entrent dans notre esprit et comment elles en

sortent.

Elles

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Elles y entrent quelquefois en foule et pêlemêle, comme quand nous jetons nos regards sur une vaste plaine qui nous offre une infinité d'objets c'est la communication des idées par les yeux. Quelquefois aussi elles n'y entrent que une à une ce qui arrive surtout quand la communication se fait par les oreilles, et principalement par le moyen des signes d'institution tels que sont les mots. Comme les mots ne peuvent être proférés que les uns après les autres les idées attachées aux mots, ne peuvent aussi sortir qu'une à une de la bouche de celui qui parle, et par conséquent elles ne peuvent entrer autrement dans l'esprit de celui qui écoute.

L'ordre dans lequel elles sortent est-il indifférent, ne l'est-il pas ? Peut-on également présenter d'abord les idées principales ou les accessoires, les plus intéressantes, ou celles qui le sont le moins? En un mot, y a-t-il des ́objets qu'on doit préférablement offrir au premier moment, c'est-à-dire, au moment le plus vif, de l'attention de celui qui écoute?

On ne serait point dans le cas de faire cette question, si les langues étaient assez flexibles pour se plier en tout, aux divers mouvements de P'âme. Il n'est pas douteux qu'alors elles ne suivissent constamment l'ordre qui serait prescrit par l'intérêt ou le point de vue de celui qui parle.

Mais comme dans plusieurs langues, il se trouve des configurations grammaticales qui exigent une marche ou ordonnance particulière, et que d'ailleurs l'esprit humain a travaillé luimême sur ses propres idées, pour en reconnaître et distinguer les rapports; on a imaginé deux nouvelles sortes d'ordre ou d'arrangement pour les mots : le grammatical, qui se fait selon le

K

rapport des mots, considérés comme régissant ou régis; et le métaphysique, qui considère les rapports abstraits des idées. Si on y joint l'ordre oratoire, qui ne considère que le but de celui qui parle, on aura trois espèces d'arrangement ou de construction qui peuvent être employées dans le discours,

On dit dans la construction grammaticale, lumen solis « la lumière du soleil »; parce que le mot solis est déterminé à être au génitif, par le mot lumen; or, dit-on, le déterminant doit être avant le déterminé. On dit, Alexander vicit Darium, « Alexandre a vaincu Darius » ; parce que le premier mot Alexander régit vicit, et que vicit régit Darium: voilà l'ordre ou l'arrangement grammatical.

L'ordre métaphysique veut que le sujet d'une proposition soit avant son attribut, la cause avant l'effet, la substance ou l'existence avant le mode ou les qualités qui lui appartiennent. Selon cet arrangement il faudrait dire solis lumen, « du « soleil la lumière»; parce que le soleil est la cause de la lumière. Mais dans les autres cas cet ordre rentre à peu-près dans l'ordre grammatical; parce que celui-ci, tout grammatical qu'il est, se trouve réellement fondé sur la més taphysique,

Au reste, qu'on les distingue ou non, ils ne semblent pas faits, ni l'un ni l'autre, pour ré gler la marche du discours oratoire. L'ordre grammatical est une entrave donnée à l'esprit et aux idées, plutôt qu'une règle de construction. Attaché au génie et à l'analogie particulière d'une langue, nulle part il n'est absolument le même. Il y a des langues où il est précisément le contraire de ce qu'il est dans d'autres langues: ce qui ne pourrait arriver s'il était naturel. Est

une phrase bien écrite en latin, dont il ne faille changer, ou comme nous disons, faire la construction, lorsque nous voulons la mettre en bon français ? Il y a donc une des deux phrases, dont la construction n'est point dans la nature, puisque la nature n'a pas deux voies.

Il en est de même de l'ordre métaphysique. Il peut être bon quelquefois pour les savants, quand ils discutent ou qu'ils analysent leurs idées. Mais le peuple, pour qui et par qui ont été faites les langues; mais les femmes, dont le goût aide plus à perfectionner les langues, que. les discussions et les analyses des savants, se doutent- elles de ce que c'est que mode, subs tance, cause, effets, qualités? Le peuple ne connaît, ne voit, ne sait, que par le sentiment, out même par la sensation que l'objet produit en luis c'est l'impression réelle qui le détermine, qui le dirige: Il dira Alexandre a vaincu Darius, ou Darius a été vaincu par Alexandre, selon qu'il est affecté, et que les objets le frappent: il ne connaît que cette règle.

Il faut donc en revenir à la troisième espèce d'ordre ou d'arrangement, c'est-à-dire, à celui qui est fondé sur l'intérêt ou le point de vue de Celui qui parle.

Qu'est-ce qui se passe en nous-mêmes lorsque nous nous déterminons à quelque mouvement? Je vois un objet : j'y découvre des qualités qui me conviennent ou qui ne me conviennent point; je m'y porte, ou je le fuis. Je ne commence point par ine mouvoir avant que de connaître; mon mouvement serait sans direction et sans cause: je connais avant que de me mouvoir. Je veux aller au Louvre, je pense d'abord au Louvre ensuite je vais : Ad regiam vado. Voilà ce qui se passe en moi-même,

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