Page images
PDF
EPUB

pas toujours permis de mettre indifféremment l'un pour l'autre. Ainsi, quoiqu'on dise morem gerere, on ne dirait pas morem ferre ou morem portare, etc. Les Latins sentaient mieux que nous ces différences délicates, dans le temps même qu'ils ne pouvaient les exprimer. Nihil inter factum et gestum interest, licet videatur quædam subtilis differentia, dit un ancien jurisconsulte. D'autres ont remarqué que acta propriè ad togam spectant, gesta ad militiam. Varron dit que c'est une erreur de confondre agere, facere et gerere, et qu'ils ont chacun leur destination particulière (1).

N. us avons quelques recueils des anciens gram mairiens sur la propriété des mots latins: tels sont Festus, de verborum significatione; Nonius Marcellus, de variá significatione sermonum. Voyez Grammatici veteres.

On peut encore consulter un autre recueil qui a pour titre, Autores linguæ latinæ. De plus, nous avons un grand nombre d'observations répandues dans Varron, de linguâ latiná, dans les commentaires de Donat et de Servius; elles font voir les différences qu'il y a entre plusieurs mots que l'on prend communément pour synonymes. Quelques auteurs modernes ont fait aussi des réflexions sur le même sujet : tels sont le P. Vavasseur, jésuite, dans ses remarques sur

(1) Propter similitudinem, agendi et faciendi, et gerendi, quidam error his qui putant esse unum: potest enim quis aliquid facere et non agere ut poëta facit fabulam et non agit; contrà actor agit et non facit, et sic à poëta fabula fit et non agitur, ab actore agitur et non fit; contrà imperator qui dicitur res gerere, in eo neque agit, neque facit, sed gerit, id est sustinet: translatum ab his qui onera gerunt quod sustinent, Varr. de ling. lat. Lib. V, sub finem.

de

la langue latine, Scioppius, Henri Etienne, latinitate falsò suspect, et plusieurs autres. On tire aussi la même conséquence de plusieurs passages des meilleurs auteurs; voici deux exemples, tirés de Cicéron, qui font voir la différence qu'il y a entre amare et diligere.

Quis erat qui putaret ad eum amorem quem erga te habebam, posse aliquid accedere? Tantùm accessit, ut mihi nunc deniquè amare videar, anteà dilexisse. « Qui l'aurait pu croire, « dit Cicéron, que l'affection que j'avais pour «vous eût pu recevoir quelque degré de plus? Cependant elle est si fort augmentée, que je sens bien qu'à la vérité vous m'étiez cher autrefois, mais qu'aujourd'hui je vous aime tendrement. »

Et au livre XIII. Ep. 47. Quid ego tibi com mendem eum quem tu ipse diligis: sed tamen ut scires eum non à me diligi solùm, verùm etiam amari, ob eam rem tibi hæc scribo. « Vous l'ai «mez, mais je l'aime encore davantage ; et c'est « pour cela que je vous le recommande. »>

Voilà une différence bien marquée entre amare et diligere. Cicéron observe ailleurs qu'il y a de la différence entre dolere et laborare, lors même que ce dernier mot est pris dans le sens du premier Interest aliquid inter laborem et dolorem; sunt finitima omninò, sed tamen differt aliquid: labor est functio quædam vel animi, vel corporis, gravioris operis vel muneris; dolor autem motus asper in corpore.... aliud, inquam, est dolere, aliud laborare. Cùm varices secabantur Cn. Mario, dolebat: cùm æstu magno ducebat agmen, laborabat.

Les savants ont observé de pareilles différences entre plusieurs autres mots, que les jeunes gens et ceux qui manquent de goût et de réflexion

regardent comme autant de synonymes. Ce qui fait voir qu'il n'est peut-être pas aussi utile qu'on le pense de faire le thême en deux façons.

M. de la Bruyère remarque « qu'entre toutes « les différentes expressions qui peuvent rendre « une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une « qui soit la bonne ; que tout ce qui ne l'est point « est faible, et ne satisfait pas un homme d'es« prit. » Ainsi ceux qui se sont donné la peine de traduire les auteurs latins en un autre latin, en affectant d'éviter les termes dont ces auteurs se sont servis, auraient pu s'épargner un travail qui gâte plus le goût qu'il n'apporte de lumière, L'une et l'autre pratique est une fécondité stérile qui empêche de sentir la propriété des termes, leur énergie, et la finesse de la langue, comme je l'ai remarqué ailleurs.

Lucus veut dire un bois consacré à quelque divinité; silva, un bois en général. Virgile ne manque pas à cette distinction; mais le traducteur latin est obligé de s'écarter de l'exactitude de son original.

Ne quis sit lucus quo se plus jactet Apollo.

Ainsi parle Virgile. Voici comment on le traduit: Ut nulla sit silva quá magis Apollo glo

rietur.

Nex, necis, vient de necare, et se dit d'une mort violente, au lieu que mors signifie simplement la mort, la cessation de la vie. Virgile di parlant d'Hercule:

.... Nece Geryonis spoliisque superbus.

Mais son traducteur est obligé de dire morte Ge ryonis.

Je pourrais rapporter un grand nombre d'exemples pareils je me contenterai d'observer

que plus on fera de progrès, plus on reconnaîtra cet usage propre des termes, et par conséquent l'inutilité de ces versions, qui ne sont ni latines ni françaises. Ce n'est que pour inspirer le goût de cette propriété des mots que je fais ici cette

remarque.

Voici les principales raisons pour lesquelles il n'y a point de synonymes parfaits.

[ocr errors]

1o S'il y avait des synonymes parfaits, il y aurait deux langues dans une même langue. Quand on a trouvé le signe exact d'une idée on n'en cherche pas un autre. Les mots anciens et les mots nouveaux d'une langue sont synonymes: maints est synonyme de plusieurs; mais le premier n'est plus en usage : c'est la grande ressemblance de signification qui est cause que l'usage n'a conservé que l'un de ces termes, et qu'il a rejeté l'autre comme inutile. L'usage, ce tyran des langues, y opère souvent des merveilles , que l'autorité de tous les souverains ne pourrait jamais y opérer.

2o Il est fort inutile d'avoir plusieurs mots pour une seule idée; mais il est très-avantageux d'avoir des mots particuliers pour toutes les idées qui ont quelque rapport entre elles.

3o On doit juger de la richesse d'une langue par le nombre des pensées qu'elle peut exprimer, et non par le nombre des articulations de la voix. Une langue sera véritablement riche, si elle a des termes pour distinguer non seulement les idées principales, mais encore leurs différences, leurs délicatesses, le plus et le moins d'énergie, d'étendue, de précision, de simplicité et de composition.

4° Il y a des occasions où il est indifférent de se servir d'un de ces mots qu'on appelle syno

nymes, plutôt que d'un autre ; mais aussi il y a des occasions où il est beaucoup mieux de faire un choix : il y a donc de la différence entre ces mots; ils ne sont donc pas exactement syno

nymes.

Lorsqu'il ne s'agit que de faire entendre l'idée commune, sans y joindre ou sans en exclure les idées accessoires, on peut employer indistinctement l'un ou l'autre de ces mots, puisqu'ils sont tous deux propres à exprimer ce qu'on veut faire entendre; mais cela n'empêche pas que chacun d'eux n'ait une force particulière qui le distingue de l'autre, et à laquelle il faut avoir égard selon le plus ou le moins de précision que demande ce que l'on veut exprimer.

Ce choix est un effet de la finesse de l'esprit, et suppose une grande connaissance de la langue.

FIN DU TRAITÉ DES TROPES

« PreviousContinue »