Page images
PDF
EPUB

E

SENS ABSTRAIT, SENS CONCRET. 195

XI. Sens abstrait, sens concret.

Ce mot abstrait vient du latin abstractus; participe d'abstrahere, qui veut dire, tirer ar acher, séparer de.

Tout corps est réellement étendu en longueur, largeur et profondeur; mais souvent on pense à la longueur sans faire attention à la largeur ni à la profondeur; c'est ce qu'on appelle faire abstraction de la largeur et de la profondeur; c'est considérer la longueur dans un sens abstrait; c'est ainsi qu'en géométrie on considère le point, la ligne, le cercle, sans avoir égard ni à un tel point, ni à une telle ligne, ni à un tel cercle physique.

Ainsi en général le sens abstrait est celui par lequel on s'occupe d'une idée, sans faire attention aux autres idées qui ont un rapport naturel et nécessaire avec cette idée.

1o On peut considérer le corps en général sans penser à la figure, ni à toutes les autres propriétés particulières du corps physique : c'est considérer le corps dans un sens abstrait; c'est considérer la chose sans le mode, comme parlent les philosophes, res absque modo.

2o On peut au contraire considérer les propriétés des objets sans faire attention à aucun sujet particulier auquel elles soient attachées, modus absque re. C'est ainsi qu'on parle de la blancheur, du mouvement, du repos, sans faire aucune attention particulière à quelque objet blanc, ni à quelque corps qui soit en mouvement ou en repos.

L'idée dont on s'occupe par abstraction est tirée, pour ainsi dire, des autres idées qui ont rapport à celle-là; elle en est comme séparée,

et c'est pour cela qu'on l'appelle idée abstraite.

L'abstraction est donc une sorte de séparation qui se fait par la pensée. Souvent on considère un tout par parties, c'est une espèce d'abstraction; c'est ainsi qu'en anatomie, on fait des démonstrations particulières de la tête, ensuite de la poitrine, etc. mais c'est plutôt diviser qu'abstraire on appelle plus particulièrement faire abstraction, lorsque l'on considère quelque propriété des objets sans faire attention ni à l'objet, ni aux autres propriétés, ou lorsque l'on considère l'objet sans les propriétés.

Le sens concret au contraire, c'est lorsque l'on considère le sujet uni au mode, ou le mode uni au sujet; c'est lorsque l'on regarde un sujet tel qu'il est, et que l'on pense que ce sujet et sa qualité ne font ensemble qu'une même chose, et forment un être particulier. Par exemple, ce papier blanc, cette table carrée, cette bolte ronde; blanc, carrée, ronde, sont dits alors dans un sens concret.

Ce mot concret vient du latin concretus, participe de concrescere, croître ensemble, s'épaissir, se coaguler, être composé de; en effet, dans le sens concret, les adjectifs ne forment qu'un tout avec leurs sujets, on ne les sépare point l'un de l'autre par la pensée,

Le concret renferme donc toujours deux idécs, celle du sujet, et celle de la propriété. Tous les substantifs qui sont pris adjectivement, sont alors des termes concrets; ainsi quand on dit Petrus est homo, homo est alors un terme concret, Petrus est habens humanitatem.

Observez qu'il y a de la différence entre faire abstraction et se servir d'un terme abstrait. On peut se servir de mots qui expriment des objets réels, et faire abstraction, comme quand on

examine quelque partie d'un tout sans avoir égard aux autres parties on peut au contraire se servir de termes abstraits sans faire abstraction, comme quand on dit que la fortune est aveugle.

Des termes abstraits.

Dans le langage ordinaire, abstrait se prend pour subtil, métaphysique: ces idées sont abstraites, c'est-à-dire, qu'elles demandent de la méditation, qu'elles ne sont pas aisées à comprendre, qu'elles ne tombent point sous les sens.

On dit aussi d'un homme qu'il est abstrait, quand il ne s'occupe que de ce qu'il a dans l'esprit, sans se prêter à ce qu'on lui dit. Mais ce que j'entends ici par termes abstraits, ce sont les mots qui ne marquent aucun objet qui existe hors de notre imagination.

Que les hommes pensent au soleil, ou qu'ils n'y pensent point, le soleil existe; ainsi le mot du soleil n'est point un terme abstrait.

Mais beauté, laideur, etc. sont des termes abstraits. Il y a des objets qui nous plaisent et que nous trouvons beaux il y en a d'autres, au contraire, qui nous affectent d'une manière désagréable, et que nous appelons laids; mais il n'y a aucun être réel qui soit la beauté ou la laideur. Il y a des hommes, mais l'humanité n'est point, c'est-à-dire, qu'il n'y a point un être qui soit l'humanité.

Les abstractions ou idées abstraites supposent les impressions particulières des objets et la méditation, c'est-à-dire, les réflexions que nous faisons naturellement sur ces impressions. C'est à l'occasion de ces impressions que nous considérons ensuite séparement, et indépendamment des objets, les différentes affections qu'elles ont

fait naître dans notre esprit; c'est ce que nous appelons les propriétés des objets : je ne considérerais pas le mouvement en lui-même, si je n'avais jamais vu de corps en mouvement.

Nous sommes accoutumés à donner des noms particuliers aux objets réels et sensibles; nous en donnons aussi par imitation aux idées abstraites, comme si elles représentaient des êtres réels; nous n'avons point de moyen plus facile pour nous communiquer nos pensées.

Ce qui a surtout donné lieu aux idées abstraites, c'est l'uniformité des impressions qui ont été excitées dans notre cerveau par des objets différents, et pourtant semblables en un certain point: les hommes ont inventé des mots particuliers pour exprimer cette ressemblance, cette uniformité d'impression dont ils se sont formé une idée abstraite. Les mots qui expriment ces idées nous servent à abréger le discours, et à nous faire entendre avec plus de facilité. Par exemple, nous avons vu plusieurs objets blancs, ensuite pour exprimer l'impression uniforme que ces différents objets nous ont causée, et pour marquer le point dans lequel ils se ressemblent, nous nous servons du mot de blancheur.

Nous sommes accoutumés, dès notre enfance, à voir des corps qui passent successivement d'une place à une autre; ensuite, pour exprimer cette propiété et la réduire à une sorte d'idée générale, nous nous servons du terme de mouvement. Ce que je veux dire s'entendra mieux par cet exemple.

Les noms que l'on donne aux Tropes, ou figures dont nous avons parlé, ne représentent point des êtres réels; il n'y a point d'être, point de substance qui soit une métaphore, ni une métonymie; ce sont les différentes expressions

métaphoriques, et les autres façons de parler figurées, qui ont donné lieu aux maîtres de l'art d'inventer le terme de métaphore, et les autres noms des figures par là ils réduisent à une espèce, à une classe particulière, les expressions qui ont un tour pareil selon lequel elles se ressemblent; et c'est sous ce rapport de ressem blance qu'elles sont comprises dans chaque sorte particulière de figure, c'est-à-dire, dans la même manière d'exprimer les pensées. Toutes les expressions métaphoriques sont comprises sous la métaphore, elles s'y rapportent; l'idée de métaphore est donc une idée abstraite qui ne représente aucune expression métaphorique en particulier, mais seulement cette sorte d'idée géné– rale que les hommes se sont faite pour réduire à une classe à part les expressions figurées d'une même espèce, ce qui met de l'ordre et de la netteté dans nos pensées, et abrège nos discours.

Il en est de même de tous les autres noms d'arts et de sciences: la physique, par exemple, n'existe point, c'est-à-dire, qu'il n'y a point un être en particulier qui soit la physique; mais les hommes ont fait un grand nombre de réflexions sur les différentes opérations de la nature, et ensuite ils ont donné le nom de science physique au recueil ou assemblage de ces réflexions, ou plutôt à l'idée abstraite à laquelle ils rapportent toutes les observations qui regardent les êtres naturels.

Il en est de même de douceur, amertume, être, néant, vie, mort, mouvement, repos, etc. Chacune de ces idées générales, quoi qu'on en dise, est aussi positive que l'autre, puisqu'elle peut être également le sujet d'une proposition.

Comme les différents objets blancs ont donné lieu à notre esprit de se former l'idée de blan

« PreviousContinue »