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« on dit, l'orateur pour Cicéron, on le philosophe « pour Aristote. » Ce sont-là cependant les exemples ordinaires que les rhéteurs donnent de l'antonomase; mais, après tout, le nom ne fait rien à la chose : le principal est de remarquer que l'expression est figurée, et en quoi elle est figurée.

XXIII. Que l'usage et l'abus des Tropes sont de tous les temps et de toutes les langues.

UNE même cause, dans les mêmes circonstances, produit des effets semblables. Dans tous les temps et dans tous les lieux où il y a eu des hommes, il y a eu de l'imagination, des passions, des idées accessoires, et par conséquent des Tropes.

Il y a eu des Tropes dans la langue des Chaldéens, dans celle des Egyptiens, dans celle des Grecs et dans celle des Latins: on en fait usage aujourd'hui parmi les peuples même les plus barbares, parce qu'en un mot ces peuples sont des hommes, ils ont de l'imagination et des idées accessoires.

Il est vrai que telle expression figurée en particulier n'a pas été en usage partout; mais partout il y a eu des expressions figurées. Quoique la nature soit uniforme dans le fond des choses, il y a une variété infinie dans l'exécution, dans l'application, dans les circonstances, dans les manières.

Ainsi nous nous servons de Tropes, non parce que les anciens s'en sont servis mais parce que nous sommes hommes comme eux.

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Il est difficile, en parlant et en écrivant, d'ap porter toujours l'attention et le discernement

nécessaires pour rejeter les idées accessoires qui qui ne conviennent point au sujet, aux circonstances, et aux idées principales que l'on met en œuvre de là il est arrivé, dans tous les temps, que les écrivains se sont quelquefois servis d'expressions figurées, qui ne doivent pas être prises pour modèles.

Les règles ne doivent point être faites sur l'ouvrage d'un particulier, elles doivent être puisées dans le bon sens et dans la nature; et alors quiconque s'en éloigne ne doit point être imité en ce point. Si l'on veut former le goût des jeunes gens, on doit leur faire remarquer les défauts, aussi bien que les beautés des auteurs qu'on leur fait lire. Il est plus facile d'admirer, j'en conviens; mais une critique sage, éclairée, exempte de passion et de fanatisme, est bien plus utile.

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Ainsi l'on peut dire que chaque siècle a pu avoir ses critiques et son dictionnaire néologique. Si quelques personnes disent aujourd'hui avec raison, ou sans fondement, qu'il règne dans le langage une affectation puérile; que le style frivole et recherché passe jusqu'aux tribunaux les plus graves, Cicéron a fait la même plainte de son temps. Est enim quoddam etiam insigne et florens orationis, pictum, et expolitum genus, in quo omnes verborum, omnes sententiarum illigantur lepores. Hoc totum è Sophistarum fontibus defluxit in forum, etc.

« Au plus beau siècle de Rome, c'est-à-dire, « au siècle de Jules - César et d'Auguste, un « auteur a dit infantes statuas, pour dire des << statues nouvellement faites; un autre, que Jupiter crachait la neige sur les Alpes : » Jupiter hibernas canâ nive conspuit Alpes. Horace se moque de l'un et de l'autre de ces

anteurs; mais il n'a pas été exempt lui-même des fautes qu'il a reprochées à ses contemporains. Il ne reste à la plupart des commentateurs d'autre liberté que pour louer, pour admirer, pour adorer; mais ceux qui font usage de leurs lumières, et qui ne se conduisent point par une prévention aveugle, désapprouvent certains vers lyriques dont la cadence n'est point assez châtiée. Ce sont les termes du P. Sanadon: j'ai relevé en plusieurs endroits, poursuitil, des pensées, des sentiments, des tours et des expressions qui m'ont paru répréhensibles.

Quintilien, après avoir repris dans les anciens quelques métaphores défectueuses, dit que ceux qui sont instruits du bon et du mauvais usage des figures ne trouveront que trop d'exemples à reprendre : Quorum exempla nimiùm frequenter reprendet, qui sciverit hæc vitia essé.

Au reste, les fautes qui regardent les mots ne sont pas celles que l'on doit remarquer avec le plus de soin : il est bien plus utile d'observer celles qui pèchent contre la conduite, contre la justesse du raisonnement, contre la probité, la droiture et les bonnes mœurs. Il serait à souhaiter que les exemples de ces dernières sortes de fautes fussent moins rares, ou plutôt qu'ils fussent inconnus.

Des autres sens dans lesquels un même mot peut être employé dans le discours.

OUTRE les Tropes dont nous venons de parler et dont les grammairiens et les rhéteurs traitent ordinairement, il y a encore d'autres sens dans lesquels les mots peuvent être employés, et ces sens sont la plupart autant d'autres différentes sortes de Tropes: il me paraît qu'il est très-utile de les connaître, pour mettre de l'ordre dans les pensées, pour rendre raison du discours, et pour bien entendre les auteurs. C'est ce qui va faire la matière de cette troisième partie.

I. Substantifs pris adjectivement; adjectifs pris substantivement; substantifs et adjectifs pris

adverbialement.

UN nom substantif se prend quelquefois adjectivement, c'est-à-dire, dans le sens d'un attribut. Par exemple, un père est toujours père, cela veut dire qu'un père est toujours tendre pour ses enfans, et que, malgré leurs mauvais procédés, il a toujours des sentiments de père à leur égard; alors ces substantifs se construisent comme de véritables adjectifs. « Dieu est notre «< ressource, notre lumière, notre vie, notre <«<< soutien, notre tout. L'homme n'est qu'un « néant. Etes-vous prince? êtes-vous roi? êtes« vous avocat?» Alors prince, roi, avocat, sont adjectifs.

Cette remarque sert à décider la question que font les grammairiens, savoir si ces mots roi, reine, père, mère, etc. sont substantifs ou adjectifs; ils sont l'un et l'autre, suivant l'usage qu'on en fait. Quand ils sont le sujet de la proposition, ils sont pris substantivement; quand ils sont l'attribut de la proposition, ils sont pris adjectivement. Quand je dis le roi aime le peuple, la reine a de la piété : roi, reine sont des substantifs qui marquent un tel roi et une telle reine en particulier; ou, comme parlent les philosophes, ces mots marquent alors un individu qui est roi; mais quand je dis que Louis quinze est roi, roi est pris alors adjectivement; je dis de Louis qu'il est revêtu de la puissance royale.

Il y a quelques noms substantifs latins qui sont quelquefois pris adjectivement, par métonymie, par synecdoque ou par antonomase. Scelus, crime, se dit d'un scélérat, d'un homme qui est, pour ainsi dire, le crime même : scelus quemnam hic laudat? Le scélérat de qui parle-t-il? Ubi illic est scelus qui me perdidit? Où est ce scélérat qui m'a perdu? où vous voyez que scelus se construit avec illic, qui est un masculin; car selon les anciens grammairiens, on disait autrefois illic, illæc, illuc, au lieu de ille, illa, illud; la construction se fait alors selon le sens, c'est-à-dire, par rapport à la personne dont on parle, et non selon le mot qui

est neutre.

Carcer, prison, se dit aussi par métonymie de celui qui mérite la prison. Ain tandem carcer? Que dis-tu, malheureux? C'est peut-être dans le même sens qu'Enée, dans Virgile, parlant des Grecs à l'occasion de la fourberie deSinon, dit et crimine ab uno disce omnes. Ce que nous ne saurions rendre en français en

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