Page images
PDF
EPUB

gue, la veüe, la couleur, comme fi c'étoient autant de perfonnes differentes & piêtes à expirer? Voiés de combien de mouvemens contraires elle eft agitée; elle gêle, elle brûle, elle eft folle, elle eft fage; ou elle eft entierement hors d'elle-même, ou elle va mourir: En un mot on diroit qu'elle n'eft pas éprise d'une fimple paffion, mais que fon ame eft un rendésvous de toutes les paffions, & c'eft en éfet ce qui arrive à ceux qui aiment. Vous voies donc bien, comme j'ai déja dit, que ce qui fait la principale beauté de fon difcours, ce font toutes ces grandes circonstances marquées à propos, & rama ffées avec choix. Ainfi quand Homere veut faire la defcription d'une tempête ; il a foin d'exprimer tout ce qui peut arriver de plus affreux dans une tempête. Car par exemple l'Au theur du Poëme des Arifmafpiens * penfe dire des chofes fort étonnantes quand il s'écrie :

O prodige étonnant! & fureur increiable!
Des hommes infenfés, fur de frêles vaiffeaux,
S'en vont loin de la terre habiter fur les eaux :
Et fuivant fur la mer une route incertaine,
Courent chercher bien loin le travail & la peine.
Ils ne goûtent jamais de paisible repos.

Ils ont les yeux au Ciel, & l'esprit fur les flots:
Et les bras étendus, les entrailles émuës,
Ils font fouvent aux Dieux des prieres perduës.

Cependant il n'y a perfonne, comme je penfe, qui ne voie bien que ce Difcours eft en éfet plus fardé & plus fleuri que grand & fublime. Voions donc comment fait Homere, & confiderons cet endroit entre plufieurs autres.

* C'étoient des peuples de Sıyıḥie.

Comme l'on void les flots foulevés par l'orage,
Fondre fur un vaiffeau qui s'opofe à leur rage.
Le vent avec fureur dans les voiles fremit,
La mer blanchit d'écume, & l'air au loin gemit.
Le Matelot troublé, que fon art abandonne,
Croit voir dans chaque flot la mort qui l'envi-

ronne.

Aratus a tâché d'encherir fur ce dernier vers, en difant:

Un bois mince & leger les défend de la mort.

Mais en fardant ainfi cette penfée, il l'a rendue baffe & fleurie, de terrible qu'elle étoit. Et puis renfermant tout le peril dans ces mots, Un bois mince & leger les défend de la mort: il l'éloigne & le diminuë plûtôt qu'il ne l'augmente. Mais Homere ne met pas pour une feule fois devant les yeux le danger où se trouvent les Matelots; il les reprefente, comme en un tableau, fur le point d'être fubmergés à tous les flots qui s'élevent,& imprime jufques dans fes mots & fes fyllabes, l'image du peril.* Archiloque ne s'eft point fervi d'autre artifice dans la defcription de fon naufrage, non plus que Demofthene dans cet endroit où il decrit le touble des Atheniens à la nouvelle de la prife d'Elatée, quand il dit: il étoit déja fort tard, &c. Car ils n'ont fait tout deux que trier, pour ainfi dire, & ramaffer foigneufement les grandes circonftances, prenant garde à ne point inferer dans leurs difcours de particularités baffes & fuper- ́ Alues, ou qui fentiffent l'école. En éfet, de trop s'arêter aux petites chofes, cela gafte tout, & c'eft comme du moëlon ou des platras qu'on

Voi les Remarques.

C

auroit arrangés, & comme entaffés les uns fur les autres pour élever un bâtiment.

[blocks in formation]

Entre les moyens dont nous avons parlé, qui

contribuent au Sublime, il faut auffi donner rang à ce qu'ils apellent Amplification. Car quand la nature des Sujets qu'on traite, ou des Caufes qu'on plaide, demande des periodes plus étendues, & compofées de plus de membres, on peut s'élever par degrés, de telle forte qu'un mot encheriffe toûjours fur l'autre. Et cette adreffe peut beaucoup fervir, ou pour traiter quelque lieu d'un difcours, ou pour exagerer, ou pour confirmer, ou pour mettre en jour un Fair,ou pour manier une paffion. En éfet l'Amplification fe peut divifer en un nombre infini d'efpeces; mais l'Orateur doit fçavoir que pas une de ces efpeces n'eft parfaite de foi, s'il n'y a du Grand & du Sublime: fice n'eft lorsqu'on cherche à émouvoir la pieté ou que l'on veut ravaler le prix de quelque chofe. Par tout ailleurs fi vous ôtés à l'Amplification ce qu'elle a de Grand, vous lui arrachés, pour ainfi dire, l'ame du corps. En un mot, dés que cet apui vient à lui manquer, elle languit, & n'a plus ni force ni mouvement. Maintenant; pour plus grande netteté, difons en peu de mots la diffe rence qu'il y a de cette partie à celle dont nous avons parlé dans le Chapitre precedent, & qui, comme j'ai dit, n'est autre chose qu'un amas de

circonftances choifies

que l'on reûnit ensemble & voions par où l'Amplification en general differe du Grand & du Sublime.

J

[blocks in formation]

Ce que c'est
c'est qu' Amplification.

E ne fçaurois aprouver la definition que lui donnent les Maîtres de l'art. L'Amplification, difent ils, eft un Difcours qui augmente

agrandit les chofes. Car cette definition peut convenir tout de même au Sublime, au Pathetique & aux Figures, puis qu'elles donnent toutes au Difcours, je ne fcai quel caractere de gran. deur. Il ya pourtant bien de la difference. Et premierement le Sublime confifte dans la hauteur, & l'élevation au lieu que l'Amplification confifte auffi dans la multitude des paroles. C'eft pourquoi le Sublime fe trouve quelquefois dans une fimple pensée : mais l'Amplification ne fubfifte que dans la pompe & l'abondance. L'Amplification donc, pour en donner ici une idée generale, eft un Acroissement de paroles, que 'on peut tirer de toutes les circonftances particulieres des chofes, & de tous les Lieux de l'Oraifon, qui remplit le Difcours, & le fortifie, en apuyant fur ce qu'on a déja dit. Ainfi elle differe de la Preuve, en ce qu'on emploie celle-ci pour prouver la question, au lieu que l'Amplification ne fert qu'à prendre &à exagerer. ******

La même difference à mon avis, eft entre Demofthene & Ciceron pour le Grand & le Voi les remarques.

fublime, autant que nous autres Grecs pouvons juger des Ouvrages d'un Auteur Latin. En éfet Demofthene eft grand en ce qu'il eft ferré & coucis, & Ciceron au contraire en ce qu'il eft diffus & étendu. On peut comparer ce premier à caufe de la violence, de la rapidité, de la force, & de la vehemence avec laquelle il ravage, pour ainfi dire, & emporte tout, à une tempête & à un foudre. Pour Ciceron, on peut dire, à mon avis, que comme un grand embrafement il deVore & confume tout ce qu'il rencontre avec un feu qui ne s'éteint point, & qu'il répand diverfement dans fes Ouvrages; & qui, à mefure qu'il s'avance, prend toûjours de nouvelles forces. Mais vous pouviés mieux juger de cela que moi. Au refte le Sublime de Demofthene vaut fans doute bien mieux dans les exagerations fortes, & les violentes paffions: quand il faut, pour ainfi dire, étonner l'Auditeur. Au contraire l'abondance eft meilleure, lors qu'on veut, fi j'ofe me fervir de ces termes, repandre une rofée agreable dans les efprits. Et certainement un difcours diffus est bien plus propre pour les Lieux Communs, les Peroraifons, les Digreffions, generalement pour tous ces difcours qui fe font dans le Gente Demonstratif. Il en eft de même pour les Hiftoires, les Traités de Phyfique & plufieurs autres femblables matieres.

« PreviousContinue »