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LENOX LIBRARY

NEW YORK

DE M. DE SCUDÉRI,

GOUVERNEUR DE NOTRE-DAME DE LA GARDE,

SUR LE CID.

IL

L est de certaines pièces, comme de certains animaux qui sont en la nature, qui de loin semblent des étoiles, et qui de près ne sont que des vermisseaux. Tout ce qui brille n'est pas toujours précieux: on voit des beautés d'illusion, comme des beautés effectives, et souvent l'apparence du bien se fait prendre pour le bien même. Aussi ne m'étonné-je pas beaucoup que le peuple qui porte le jugement dans les yeux se laisse tromper par celui de tous les sens le plus facile à décevoir : mais que cette vapeur grossière qui se forme dans le parterre ait pu s'élever jusqu'aux galeries, et qu'un fantôme ait abusé le savoir comme l'ignorance, et la cour aussibien que le bourgeois; j'avoue que ce predige m'étonne que ce n'est qu'en ce bizarre événement que je trouye Je Cid merveilleux. Mais comme autrefois un Macédonien appela de Philippe préoccupé à Philippe mieux informé, je conjure les honnêtes gens de suspendre un peu leur jugement, et de ne condamner pas, sans les ouïr', les Sophonisbes, les

le

د

1 La Sophonisbe de Mairet, qui ne vaut rien du tout, était bonne pour temps; elle est de 1633.

Le César, qui ne vaut pas mieux, était de Scudéri. Il fut joué en 1636. La Cléopâtre de Benserade est aussi de 1636. Il n'y a guère de pièce plus plate.

Rotrou est l'auteur d'Hercule, pièce remplie de vaines déclamations.
La Mariamne de Tristan, jouée la même année que le Cid, conserva cent

Césars, les Cléopâtres, les Hercules, les Mariamnes, les Cléomédons, et tant d'autres illustres héros qui les ont charmés sur le théâtre. Pour moi, quelque éclatante que me parût la gloire du Cid, je la regardois comme ces belles couleurs qui s'effacent en l'air presque aussitôt que le soleil en a fait la riche et trompeuse impression sur la nue je n'avois garde de concevoir aucune envie pour ce qui me faisoit pitié, ni de faire voir à personne les taches que j'apercevois en cet ouvrage ; au contraire, comme sans vanité je suis bon et généreux, je donnois des sentiments à tout le monde que je n'avois pas moi-même je faisois croire aux autres ce que je ne croyois point du tout, et je me contentois de connoître l'erreur sans la réfuter, et la vérité sans m'en rendre l'évangéliste. Mais quand j'ai vu que cet ancien, qui nous a dit que la prospérité trouve moins de personnes qui la sachent souffrir que les infortunes, et que la modération est plus rare que la patience, sembloit avoir fait le portrait de l'auteur du Cid; quand j'ai vu, dis-je, qu'il se déifioit d'autorité privée, qu'il parloit de lui comme nous avons acceutumé de parler des autres, qu'il faisoit même imprimer les sentiments avantageux qu'il a de soi, et qu'il semble.croire qu'il fait trop d'honneur aux plus grands esprits de son siècle de leur présenter la main gauche; j'ai cru que je ne pouvois, sans injustice et sans lâcheté, abandonner la cause commune, et qu'il étoit à propos de lui faire lire cette inscription tant utile, qu'on voyoit autrefois gravée sur la porte de l'un des temples de la Grèce: Connois-toi toi-même.

Ce n'est pas que je veuille combattre ses mépris par des

ans sa réputation, et l'a perdue sans retour. Comment une mauvaise pièce peut-elle durer cent ans? C'est qu'il y a du naturel.

Cléomédon de Durier fut joué en 1636. On donnait alors trois ou quatre pièces nouvelles tous les ans. Le public était affamé de spectacles; on n'avait ni opéra, ni la farce qu'on a nommée italienne.

* Le mot d'évangéliste est bien singulier en cet endroit.

outrages: cette espèce d'armes ne doit être employée que par ceux qui n'en ont point d'autres ; et quelque nécessité que nous ayons de nous défendre, je ne tiens pas qu'il soit glorieux d'en user. J'attaque le Cid, et non pas son auteur; j'en veux à son ouvrage et non point à sa personne. Et comme les combats et la civilité ne sont point incompatibles, je veux baiser le fleuret dont je prétends lui porter une botte franche: je ne fais ni une satire, ni un libelle diffamatoire, mais de simples observations; et hors les paroles qui seront de l'essence de mon sujet, il ne m'en échappéra pas une où l'on remarque de l'aigreur. Je le prie d'en user avec la même retenue, s'il me répond ', parce que je ne saurois dire ni souffrir d'injures. Je prétends donc prouver contre cette pièce du Cid:

Que le sujet n'en vaut rien du tout ;

Qu'il choque les principales règles du poëme dramatique; Qu'il manque de jugement en sa conduite;

Qu'il a beaucoup de méchants vers ;

Que presque tout ce qu'il a de beautés sont dérobées ; Et qu'ainsi l'estime qu'on en fait est injuste.

Mais après avoir avancé cette proposition, étant obligé de la soutenir, voici par où j'entreprends de le faire avec hon

neur.

Ceux qui veulent abattre quelqu'un de ces superbes édifices que la vanité des hommes élève si haut, ne s'amusent point à briser des colonnes ou rompre des balustrades; mais ils vont droit en saper les fondements, afin que toute la masse du bâtiment croûle et tombe en une même heure. 2 Comme j'ai le même dessein, je veux les imiter en cette occa

1 Nous ne ferons aucune réflexion sur le style et les rodomontades de M. DE SCUDERI; on en connaît assez le ridicule. Ses observations four. millent de fautes contre la langue.

2 Il n'est pas inutile de remarquer que les censures faites avec passion ont toutes été maladroites. C'est une grande sottise de ne trouver rien d'estimable dans un ennemi estimé du public.

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sion, et, pour en venir à bout, je veux dire que le sentiment d'Aristote, et celui de tous les savants qui l'ont suivi, établit pour maxime indubitable, que l'invention est la principale partie et du poète et du poëme. Cette vérité est si assurée que le nom même de l'un et de l'autre tire son étymologie d'un verbe grec, qui ne veut rien dire que fiction. De sorte que le sujet du Cid étant d'un auteur espagnol, si l'invention en étoit bonne, la gloire en appartiendroit à Guillem de Castro, et non pas à son traducteur françois; mais tant s'en faut que j'en demeure d'accord, que je soutiens qu'elle ne vaut rien du tout. La tragédie, composée selon les règles de l'art, ne doit avoir qu'une action principale, à laquelle tendent et viennent aboutir toutes les autres, ainsi que les lignes se vont rendre de la circonférence d'un cercle à son centre; et l'argument en devant être tiré de l'histoire ou des fables connues, selon les préceptes qu'on nous a laissés, on n'a pas dessein de surprendre le spectateur, puisqu'il sait déjà ce qu'on doit représenter: mais il n'en va pas ainsi de la tragicomédie; car bien qu'elle n'ait presque pas été connue de l'antiquité, néanmoins, puisqu'elle est comme un composé de la tragédie et de la comédie, et qu'à cause de sa fin elle semble même pencher plus vers la dernière, il faut que le premier acte, dans cette espèce de poëme, embrouille une intrigue qui tienne toujours l'esprit en suspens, et qui ne se démêle qu'à la fin de tout l'ouvrage.

Ce nœud gordien n'a pas besoin d'avoir un Alexandre dans le Cid pour le dénouer. Le père de Chimène y meurt presque dès le commencement ; dans toute la pièce, elle, ni Rodrigue, ne poussent et ne peuvent pousser qu'un seul mouvement: on n'y voit aucune diversité, aucune intrigue, aucun nœud; et le moins claivoyant des spectateurs devine, ou plutôt voit la fin de cette aventure aussitôt qu'elle est commencée. Et par ainsi, je pense avoir montré bien clai

1 Vous verrez que l'Académie condamne cette censure; et par ainsi le gouverneur de Notre-Dame de la Garde a fort mal démontré.

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