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LETTRE APOLOGÉTIQUE

ou Réponse du sieur P. CORNEILLE aux Observations du sieur DE SCUDERI sur le Cid. 1

1

MONSIEUR,

2

Il ne vous suffit pas que votre libelle me déchire en public; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m'envoyez d'injustes accusations, lorsque vous me devez pour le moins des excuses. Je n'ai point fait la pièce que vous m'imputez et qui vous pique ; je l'ai reçue de Paris avec une lettre qui m'a appris le nom de son auteur; il l'adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi, bien que je n'aie guère de jugement, si l'on s'en rapporte à vous, je n'en ai pas si peu que d'offenser une personne de si haute condition et de craindre moins ses ressentiments que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c'est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance 4, et qu'aux choses de cette nature, où je n'ai point d'intérêt, je crois le monde sur sa parole: ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends. Il n'est pas question

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1 Les notes qui sont au bas de cette Lettre apologétique sont de l'édition de 1739.

2 Les Observations sur le Cid.

Le cardinal de Richelieu.

4 Scudéri, dans une de ses lettres adressées à Corneille, s'éleva beaucoup au-dessus de lui par sa naissance et sa noblesse, et fit une espèce de défi

de savoir de combien vous êtes plus noble ou plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l'Amant libéral. Les bons esprits trouvent que vous avez fait un chef-d'œuvre de doctrine et de raisonnement en vos observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial envers un ami. Vous protestez de ne me point dire d'injures; incontinent après vous m'accusez d'ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d'œuvre : appelezvous cela des civilités d'auteur? Je n'aurois besoin que du texte de votre libelle, et des contradictions qui s'y rencontrent, pour vous convaincre de l'un et de l'autre de ces défauts. Ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux fois à l'hôtel de Richelieu ? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d'impudique, de prostituée, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l'ont reçue et caressée en fille d'honneur? Quand vous m'avez reproché mes vanités, et nommé le comte de Gormas 2 un capitan de comédie vous ne vous êtes pas souvenu que vous avez mis un A qui lit, au-devant de Ligdamon 3, ni des autres chaleurs poétiques et militaires qui font rire le lecteur presque dans tous

ou d'appel à Corneille; ce qui apprêta beaucoup à rire, et donna lieu à plusieurs pièces qui parurent dans ce temps. Ces pièces ne sont ni assez belles ni assez intéressantes pour être rapportées ici : outre qu'elles ne regardent en rien la critique ou l'apologie du Cid.

Scudéri le prenait d'un ton fort haut lorsqu'il s'agissait de noblesse; il était gouverneur de Notre-Dame de la Garde. Voyez ce qu'en dit le Voyage de Bachaumont et Chapelle.

1 L'Amant libéral, tragi-comédie composée par Scudéri.

2 Un des personnages de la tragédie du Cid, dont le caractère est extrêmement fier et haut.

3 Ligdamon, comédie faite par Scudéri, au-devant de laquelle il avait

vos livres. Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d'imposer aux simples, et avez avancé des maximes de théâtre de votre seule autorité, dont, quand elles seroient vraies, vous ne pourriez tirer les conséquences que vous en tirez: vous vous êtes fait tout blanc d'Aristote, et d'autres auteurs que vous ne lûtes et n'entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie; vous avez fait le censeur moral, pour m'imputer de mauvais exemples; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusqu'à en accuser un manque de césure: si vous eussiez su les termes de l'art, vous eussiez dit qu'il manquoit de repos en l'hémistiche. Vous m'avez voulu faire passer pour simple traducteur, sous ombre de soixante et douze vers que vous marquez sur un ouvrage de deux mille, et que ceux qui s'y connoissent n'appelleront jamais de simples traductions; vous avez déclamé contre moi, pour avoir tu le nom de l'auteur espagnol, bien que vous ne l'ayez appris que de moi, et que vous sachiez fort bien que je ne l'ai celé à personne, et que même j'en ai porté l'original en sa langue à monseigneur le cardinal votre maître et le mien '; enfin, vous m'avez voulu arracher en un jour ce que près de trente ans d'étude m'ont acquis; il n'a pas tenu à vous que, du premier lieu où beaucoup d'honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous de Claveret : et

mis une espèce de préface, qu'il avait intitulée A qui lit, dans laquelle il y a une infinité de bravades ridicules et impertinentes.

Get A qui lit répond à la formule italienne A chi lege, et n'est point une bravade.

'Corneille appelle ici le cardinal de Richelieu son maître ; il est vrai qu'il en recevait une pension, et on peut le plaindre d'y avoir été réduit; mais on doit le plaindre davantage d'avoir appelé son maître un autre que le roi.

2 Claveret, auteur contemporain de Corneille et de Scudéri, qui a composé plusieurs pièces, tant en vers qu'en prose, lesquelles n'ont point eu d'approbation.

Ces deux ou trois lignes que Corneille avait mis dans cette Lettre apologétique lui attirèrent, de la part de Claveret, une lettre pleine

pour réparer des offenses si sensibles, vous croyez faire assez de m'exhorter à vous répondre sans outrage, de peur, ditesvous, de nous repentir après tous deux de nos folies. Vous me mandez impérieusement que, malgré nos gaillardises passées, je sois encore votre ami, afin que vous soyez encore le mien; comme si votre amitié me devoit être fort précieuse après cette incartade, et que je dusse prendre garde seulement au peu de mal que vous m'avez fait, et non pas à celui que vous m'avez voulu faire. Vous vous plaignez d'une Lettre à Ariste1, où je ne vous ai point fait de tort de vous traiter d'égal: vous nommez folies les travers d'auteur où vous vous êtes laissé emporter; et effectivement, le repentir que vous en faites paroître marque la honte que vous en avez. Ce n'est pas assez de dire, soyez encore mon ami, pour recevoir une amitié si indignement violée : je ne suis point homme d'éclaircissement 2 ; vous êtes en sûreté de ce côté-là. Traitez-moi dorénavant en inconnu, comme je vous veux laisser pour tel que vous êtes, maintenant que je vous connois: mais vous n'aurez pas sujet de vous plaindre, quand je prendrai le même droit sur vos ouvrages que vous avez pris sur les miens. Si un volume d'observations ne vous suffit, faites-en encore cinquante; tant que vous ne m'attaquerez pas avec des raisons plus solides, vous ne me mettrez point

d'impertinences et de ridiculités. Elle fut imprimée et vendue publiquement; elle est si mauvaise, qu'elle ne mérite pas la peine d'être rapportée. Plusieurs mauvais auteurs affectionnés à Claveret firent, dans ce même temps, de méchantes pièces, tant en vers qu'en prose, qui ne servirent qu'à faire éclater davantage le mérite du Cid et de son auteur. Corneille en voulait à Claveret, parce qu'il avait distribué une pièce intitulée l'Auteur du vrai Cid espagnol à son traducteur français, dans laquelle on prétendait montrer que le dessein et le meilleur de la tragédie du Cid avait été pillé de l'espagnol; et cette pièce, quoique mauvaise, avait beaucoup causé de chagrin à Corneille, parce que Claveret, avec qui il était ami, avait été celui qui avait fait courir cette pièce.

* C'est l'Epître à Ariste, dont il a été question ci-dessus, page 33. ? Ceci se doit entendre du défi que lui avait fait Scudéri.

en nécessité de me défendre; de mon côté, je verrai, avec mes amis, si ce que votre libelle vous a laissé de réputation vaut la peine que j'achève de la ruiner. Quand vous me demanderez mon amitié avec des termes plus civils, j'ai assez de bonté pour ne vous la refuser pas, et pour me taire sur les défauts de votre esprit que vous étalez dans vos livres. Jusque-là je suis assez glorieux pour dire que je ne vous crains ni ne vous aime. Après tout, pour vous parler sérieusement, et vous montrer que je ne suis pas si piqué que vous pourriez vous l'imaginer, il ne tiendra pas à moi que nous ne reprenions la bonne intelligence du passé. Mais après une offense si publique, il y faut un peu plus de cérémonie : je ne vous la rendrai pas malaisée; je donnerai tous mes intérêts à qui vous voudrez de vos amis; et je m'assure que si un homme se pouvoit faire satisfaction à lui-même du tort qu'il s'est fait, il vous condamneroit à vous la faire à vous-même, plutôt qu'à moi qui ne vous en demande point, et à qui la lecture de vos observations n'a donné aucun mouvement que de compassion; et certes, on me blâmeroit avec justice si je vous voulois mal pour une chose qui a été l'accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que, de tant de poëmes qui ont paru jusqu'à présent, il a été le seul dont l'éclat ait obligé l'envie à prendre la plume. Je me contente , pour toute apologie, de ce que vous avouez qu'il a eu l'approbation des savants et de la cour. Cet éloge véritable par où vous commencez vos censures détruit tout ce que vous pouvez dire après. Il suffit que vous ayez fait une folie, sans que j'en fasse une à vous répondre comme vous m'y conviez ; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne. Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre, etc.

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