Page images
PDF
EPUB

---

1

épouvantable procédure choque directement le sens commun; et quand Rodrigue prit la résolution de tuer le Comte, il devoit prendre celle de ne revoir jamais sa fille; car de nous dire qu'il vient pour se faire tuer par Chimène, c'est nous apprendre qu'il ne vient que pour faire des pointes. Les filles bien nées n'usurpent jamais l'office des bourreaux; c'est une chose qui n'a point d'exemple, et qui seroit supportable dans une élégie à Phyllis, où le poète peut dire qu'il veut mourir d'une belle main; mais non pas dans le grave poëme dramatique, qui représente sérieusement les choses comme elles doivent être. Je remarque dans la troisième scène, que notre nouvel Homère s'endort encore, et qu'il est hors d'apparence qu'une fille de la condition de Chimène n'ait pas une de ses amies chez elle après un si grand malheur que celui qui vient de lui arriver, et qui les obligeoit toutes de s'y rendre, pour adoucir sa douleur par quelques consolations. Il eût évité cette faute de jugement, s'il n'eût pas manqué de mémoire pour ces deux vers qu'Elvire dit peu auparavant :

Chimène est au palais de pleurs toute baignée,

Et n'en reviendra point que bien accompagnée.

Mais sans nous amuser davantage à cette contradiction, voyons à quoi sa solitude est employée. A faire des pointes exécrables, des antithèses parricides, à dire effrontément qu'elle aime, ou plutôt qu'elle adore (ce sont ses mots) ce qu'elle doit tant haïr; et par un galimatias qui ne conclut rien, dire qu'elle veut perdre Rodrigue, et qu'elle souhaite ne le pouvoir pas 2. Ce méchant combat de l'honneur et de l'amour3 auroit au moins quelque prétexte, si le temps, par

1 Scudéri devait au moins reprocher ce procédé, et non cette procédure, à l'auteur espagnol dont Corneille imita les beautés et les défauts; mais il était jaloux de Corneille, et non de Guillem de Castro.

2 C'est un des beaux vers de l'espagnol.

3 Ce combat de l'amour et de l'honneur est ce qu'on a jamais vu de plus naturel et de plus heureux sur le théâtre d'Espagne.

son pouvoir ordinaire, avoit comme assoupi les choses; mais dans l'instant qu'elles viennent d'arriver, que son père n'est pas encore dans le tombeau, qu'elle a ce funeste objet, non seulement dans l'imagination, mais devant les yeux, la faire balancer entre ces deux mouvements, ou plutôt pencher tout-à-fait vers celui qui la perd et la deshonore, c'est se rendre digne de cette épitaphe d'un homme en vie, mais endormi, qui dit :

Sous cette casaque noire,

Repose paisiblement

L'auteur d'heureuse mémoire,
Attendant le jugement. 1

Ensuite de cette conversation de Chimène avec Elvire, Rodrigue sort de derrière une tapisserie, et se présente effrontément à celle qu'il vient de faire orpheline : en cet endroit l'un et l'autre se piquent de beaux mots, de dire des douceurs, et semblent disputer la vivacité d'esprit en leurs reparties, avec aussi peu de jugement qu'en auroit un homme qui se plaindroit en musique dans une affliction, ou qui, se voyant boiteux, voudroit clocher en cadence. Mais tout à coup ce beau discoureur, Rodrigue, devient impudent, et dit à Chimène, parlant de ce qu'il a tué celui dont elle tenoit la vie :

Qu'il le feroit encor, s'il avoit à le faire.

A quoi cette bonne fille répond, qu'elle ne le blâme point, qu'elle ne l'accuse point, et qu'enfin il a fort bien fait de tuer son père. O jugement de l'auteur, à quoi songez-vous? ô raison de l'auditeur, qu'êtes-vous devenue? Toute cette scène est d'égale force; mais comme les géographes par un point marquent toute une province, le peu que j'en ai dit suffit pour la faire concevoir entière. Celle qui suit nous fait voir le père de Rodrigue, qui parle seul comme un fou, qui

'Il est plaisant de voir Scudéri traiter Corneille d'homme sans jugement.

s'en va de nuit courir les rues, qui embrasse je ne sais quelle ombre fantastique, et qui, le plus incivil de tous les mortels, a laissé cinq cents gentilshommes chez lui qui venoient lui offrir leur épée. Mais outre que la bienséance est mal observée, j'y remarque une faute de jugement assez grande; et pour la voir avec moi, il faut se souvenir que Fernand étoit le premier roi de Castille, c'est-à-dire, roi de deux ou trois petites provinces. De sorte qu'outre qu'il est assez étrange que cinq cents gentilshommes se trouvent à la fois chez un de leurs amis qui a querelle, la coutume étant en ces occasions, qu'après avoir offert leurs services et leur épée, les uns sortent à mesure que les autres entrent, il est encore plus hors d'apparence qu'une aussi petite cour que celle de Castille étoit alors pût fournir cinq cents gentilshommes à don Diègue, et pour le moins autant au comte de Gormas, si grand seigneur et tant en réputation, sans ceux qui demeuroient neutres, et ceux qui restoient auprès de la personne du roi. C'est une chose entièrement éloignée du vraisemblable, et qu'à peine pourroit faire la cour d'Espagne, en l'état où sont les choses maintenant; aussi voit-on bien que cette grande troupe est moins pour la querelle de Ro drigue que pour lui aider à chasser les Maures. Et quoique les bons seigneurs n'y songeassent pas, l'auteur, qui fait leur destinée, les a bien su forcer malgré qu'ils en eussent à s'assembler, et sait lui seul à quel usage on les doit mettre. Le quatrième acte commence par une scène où Chimène, aimant son père à l'accoutumée, s'informe soigneusement du succès des armes de Rodrigue, et demande s'il n'est pas blessé. Cette scène est suivie d'une autre, qu'il suffit de dire que fait l'infante, pour dire qu'elle est inutile: mais en cet endroit il faut que je dise que jamais roi ne fut si mal obéi que don Fernand, puisqu'il se trouve, que malgré l'ordre qu'il avoit donné dès le second acte, de munir le port sur l'avis qu'il avoit que les Maures venoient l'attaquer; il se trouve, dis-je, que Séville étoit prise, son trône renversé, et sa personne et

celle de ses enfants perdues, si le hasard n'eût assemblé ces bienheureux amis de don Diègue qui aident Rodrigue à le sauver. Et certes, le roi, qui témoigne qu'il n'ignore point ce désordre, a grand tort de ne punir pas ces coupables, puisque c'est par leur seule négligence que l'auteur fait

....

Que d'un commun effort

Les Maures et la mer entrent dedans le port.

Mais il me permettra de lui dire que cela n'a pas grande apparence, vu que la nuit on ferme les hâvres d'une chaîne, principalement ayant la guerre, et de plus, des avis certains que les ennemis approchent. Ensuite il dit, parlant encore

des Maures:

Ils ancrent, ils descendent.

Ce n'est pas savoir le métier dont il parle; car en ces occasions où l'événement est douteux, on ne mouille point l'ancre, afin d'être plus en état de faire retraite, si l'on s'y voit forcé.

Mais je ne suis pas encore à la fin de ses fautes; car pour découvrir le crime de Chimène, le roi s'y sert de la plus méchante finesse du monde; et malgré ce que le théâtre demande de sérieux en cette occasion, il fait agir ce sage prince comme un enfant qui seroit bien enjoué, en la quatrième scène du quatrième acte. Là, dans une action de telle importance, où sa justice devoit être balancée avec la victoire de Rodrigue, au lieu de la rendre à Chimène, qui feint de la lui demander, il s'amuse à lui faire pièce, veut éprouver si elle aime son amant; et, en un mot, le poète lui ôte sa couronne de dessus la tête pour le coiffer d'une marotte. Il devoit traiter avec plus de respect la personne des rois, que l'on nous apprend être sacrée, et considérer celui-ci dans le trône de Castille, et non pas comme sur le théâtre de Mondori. Mais toute grossière qu'est cette fourbe, elle fait pourtant donner cette criminelle dans le piége qu'on

lui tend, et découvrir aux yeux de toute la cour, par un évanouissement, l'infâme passion qui la possède. Il ne lui sert de rien de vouloir cacher sa honte par une finesse aussi mauvaise que la première, étant certain que, malgré ce quolibet qui dit,

Qu'on se pâme de joie ainsi que de tristesse,

la cause de la sienne est si visible, que tous ceux qui ont
l'âme grande désireroient qu'elle fût morte
et non pas
seulement évanouie : ainsi le quatrième acte s'achève, après
que Fernand a fait la plus injuste ordonnance que prince
imagina jamais. Le dernier n'est pas plus judicieux que ceux
qui l'ont devancé. Dès l'ouverture du théâtre, Rodrigue
vient en plein jour revoir Chimène, avec autant d'effron-
terie que s'il n'en avoit pas tué le père, et la perd d'honneur
absolument dans l'esprit de tout un peuple qui le voit entrer
chez elle. Mais si je ne craignois de faire le plaisant mal à
propos, je lui demanderois volontiers s'il a donné de l'eau
bénite en passant à ce pauvre mort, qui vraisemblablement
est dans la salle. Leur seconde conversation est de même
style que la première; elle lui dit cent choses dignes d'une
prostituée, pour l'obliger à battre ce pauvre sot de don
Sanche; et pour conclusion, elle ajoute avec une impudence
épouvantable:

Te dirai-je encor plus? Va, songe à ta défense,
Pour forcer mon devoir, pour m'imposer silence;
Et si jamais l'amour échauffa tes esprits,

Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
Adieu; ce mot lâché me fait rougir de honte.

Elle a bien raison de rougir et de se cacher, après une action qui la couvre d'infamie, et qui la rend indigne de voir la lumière, La seconde et troisième scène n'est qu'une conti

1 Ces vers contribuèrent plus qu'aucun autre endroit au succès du cinquième acte.

« PreviousContinue »