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faut savoir que le poëme de théâtre fut inventé pour instruire en divertissant, et que c'est sous cet agréable habit que se déguise la philosophie, de peur de paroître trop austère aux yeux du monde; et c'est par lui, s'il faut ainsi dire, qu'elle semble dorer les pilules, afin qu'on les prenne sans répu→ gnance, et qu'on se trouve guéri presque sans avoir connu le remède. Aussi ne manque-t-elle jamais de nous montrer sur la scène la vertu récompensée et le vice toujours puni. Que si quelquefois l'on y voit les méchants prospérer, et les gens de bien persécutés, la face des choses ne manquant point de changer à la fin de la représentation, ne manque point aussi de faire voir le triomphe des innocents et le supplice des coupables; et c'est ainsi qu'insensiblement on nous imprime en l'âme l'horreur du vice et l'amour de la vertu.

Mais tant s'en faut que la pièce du Cid soit faite sur ce modèle, qu'elle est de très mauvais exemple. L'on y voit une fille dénaturée ne parler que de ses folies, lorsqu'elle ne doit parler que de son malheur; plaindre la perte de son amant lorsqu'elle ne doit songer qu'à celle de son père; aimer encore ce qu'elle doit abhorrer; souffrir en même temps et en même maison ce meurtrier et ce pauvre corps; et pour achever son impiété, joindre sa main à celle qui dégoutte encore du sang de son père. Après ce crime qui fait horreur, le spectateur n'a-t-il pas raison de penser qu'il va partir un coup de foudre du ciel représenté sur la scène, pour châtier cette Danaïde; ou s'il sait cette autre règle, qui défend d'ensanglanter le théâtre, n'a-t-il pas sujet de croire qu'aussitôt qu'elle en sera partie, un messager viendra pour le moins lui apprendre ce châtiment? Mais cependant ni l'un ni l'autre n'arrive; au contraire, un roi caresse cette impudique, son vice y paroît récompensé, la vertu semble bannie de la conclusion de ce poëme : il est une instruction

1 A quel excès d'aveuglement la jalousie porte un auteur ! Quel autre que Scudéri pouvait souhaiter que Chimène mourût d'un coup de foudre ?

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au mal, un aiguillon pour nous y pousser, et par ces fautes remarquables et dangereuses, directement opposé aux principales règles dramatiques.

C'étoit pour de semblables ouvrages que Platon n'admettoit point dans sa République toute la poésie; mais principalement il en bannissoit cette partie, laquelle imite en agissant, et par représentation, d'autant qu'elle offroit à l'esprit toutes sortes de mœurs, les vices et les vertus, les crimes et les actions généreuses, et qu'elle introduisoit aussi-bien Atrée comme Nestor. Or, ne donnant pas plus de plaisir en l'expression des bonnes actions que des mauvaises, puisque, dans la poésie comme dans la peinture, on ne regarde que la ressemblance, et que l'image de Thersite bien faite plaît autant que celle de Narcisse, il arrivoit de là que les esprits des spectateurs étoient débauchés par cette volupté; qu'ils trouvoient autant de plaisir à imiter les mauvaises actions qu'ils voyoient représentées avec grâce, et où notre nature incline, que les bonnes qui nous semblent difficiles, et que le théâtre étoit aussi-bien l'école des vices que des vertus. Cela, dis-je, l'avoit obligé d'exiler les poètes de sa République; et quoiqu'il couronnât Homère de fleurs, il n'avoit pas laissé de le bannir. Mais pour modérer sa rigueur, Aristote, qui connoissoit l'utilité de la poésie, et principalement de la dramatique, d'autant qu'elle nous imprime beaucoup mieux les bons sentiments que les deux autres espèces, et que ce que nous voyons touche bien davantage l'âme que ce que nous entendons simplement, comme depuis l'a dit Horace; Aristote, dis-je, veut en sa Poétique que les mœurs représentées dans l'action de théâtre soient la plupart bonnes, et que s'il y faut introduire des personnes pleines de vices, le nombre en soit moindre que des vertueuses.

Cela fait que les critiques des derniers temps ont blâmé quelques anciennes tragédies, où les bonnes mœurs étoient moindres que les mauvaises; ainsi qu'on peut voir, par exemple, dans l'Oreste d'Euripide, où tous les personnages,

excepté Pylade, ont de méchantes inclinations. Si l'auteur
que nous examinons n'eût pas ignoré ces préceptes, comme
les autres dont nous l'avons déjà repris, il se fût bien em-
pêché de faire triompher le vice sur son théâtre, et ses
auroient eu de meilleures intentions
personnages
celles
que
qui les font agir. Fernand y auroit été plus grand politique,
Urraque d'inclination moins basse, don Gomes moins ambi-
tieux et moins insolent, don Sanche plus généreux, Elvire de
meilleur exemple pour les suivantes; et cet auteur n'auroit
pas enseigné la vengeance par la bouche même de la fille de
celui dont on se venge.; Chimène n'auroit pas dit:

1 Les accommodements ne font rien en ce point;
Les affronts à l'honneur ne se réparent point.
En vain on fait agir la force ou la prudence;
Si l'on guérit le mal, ce n'est qu'en apparence.

où partout

Et le reste de la troisième scène du second acte, elle conclut à la confusion de son amant, s'il n'attente à la vie de son père. Comme quoi peut-il excuser les vers où cette dénaturée s'écrie, parlant de Rodrigue :

Souffrir un tel affront, étant né gentilhomme!

et ceux-ci, où elle avoue qu'elle auroit de la honte pour lui, si, après lui avoir commandé de ne pas tuer son père, il lui pouvoit obéir:

Et s'il peut m'obéir, que dira-t-on de lui?

Soit qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage,
Mon esprit ne peut qu'être ou honteux ou confus
De son trop de respect, ou d'un juste refus.

Mais je découvre encore des sentiments plus cruels et plus barbares dans la quatrième scène du troisième acte, qui me font horreur. C'est où cette fille, mais plutôt ce monstre,

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1 Voilà bien le langage de l'envie ! Scudéri condamne de très beaux vers que tout le monde sait par cœur, et se condamne lui-même en les répétant.

* Scudéri appelle Chimène un monstre; et on s'étonne aujourd'hui des impudentes expressions des faiseurs de libelles !

ayant devant ses yeux Rodrigue encore tout couvert d'un sang qui la devoit si fort toucher, et entendant qu'au lieu de s'excuser et de reconnoître sa faute, il l'autorise par ces

vers:

Car enfin n'attends pas de mon affection

Un lâche repentir d'une bonne action :

elle répond, ô bonnes mœurs!

Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien.

Si autrefois quelques-uns, comme Marcellin, au livre vingt-septième, ont mis entre les corruptions des républiques la lecture de Juvénal, parce qu'il enseigne le vice, quoiqu'il le reprenne, et que, pour flageller l'impureté, il la montre toute nue, que dirons-nous de ce poëme où le vice est si puissamment appuyé; où l'on en fait l'apologie; où l'on le pare des ornements de la vertu; et enfin, où il foule aux pieds les sentiments de la nature et les préceptes de la morale ? De ces deux preuves assez claires, je passe à la troisième, qui regarde le jugement, la conduite et la bienséance des choses; et, dès la première scène, je trouve de quoi m'occuper. Il faut que j'avoue que je ne vis jamais un si mauvais physionome que le père de Chimène, lorsqu'il dit à la suivante de sa fille, parlant de don Sanche aussi-bien que de don Rodrigue:

Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux
L'éclatante vertu de leurs braves aïeux.

Il n'étoit point nécessaire d'une si fausse conjecture, puisque ce malheureux don Sanche devoit être blessé, désarmé, et, pour sauver sa vie, contraint d'accepter cette honteuse condition', qui l'oblige à porter lui-même son épée à sa maî

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1 Remarquez que, dans les mœurs de la chevalerie, et dans tous les romans qui en ont parlé, cette condition n'était point honteuse. De plus, cette victoire de Rodrigue et sa générosité sont de nouveaux motifs qui excusent la tendresse de Chimène.

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tresse de la part de son ennemi: cette procédure trop romanesque dément ce premier discours, étant certain que jamais un homme de cœur ne voudra vivre par cette voie. Mais ce n'est pas la seule faute de jugement que je remarque en cette scène, et ces vers qui suivent m'en découvrent encore

une autre :

L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble.
Le roi doit à son fils choisir un gouverneur,
Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur.
Ce que pour lui mon bras chaque jour exécute
Me défend de penser qu'aucun me le dispute.

Il falloit, avec plus d'adresse, faire savoir à l'auditeur le sujet de la querelle qui va naître, et non pas le faire dire hors de propos à cette suivante, qui sert dans la maison du comte. Cette familiarité n'a point de rapport avec l'orgueil qu'il donne partout à ce personnage : mais il seroit à souhaiter pour lui qu'il eût corrigé de cette sorte tout ce qu'il fait dire à ce comte de Gormas, afin que d'un capitan ridicule il eût fait un honnête homme, tout ce qu'il dit étant plus digne d'un fanfaron que d'une personne de valeur et de qualité. Et pour ne vous donner pas la peine d'aller vous en éclaircir dans son livre, voyez en quels termes il fait parler ce capitaine Fracasse:

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi

Vous élève en un rang qui n'étoit dû qu'à moi.
Les exemples vivants ont bien plus de pouvoir;
Un prince dans un livre apprend mal son devoir.
Et qu'a fait après tout ce grand nombre d'années
Que ne puisse égaler une de mes journées ?
Si vous fûtes vaillant, je le suis aujourd'hui ;
Et ce bras du royaume est le plus ferme appui :
Grenade et l'Aragon tremblent quand ce fer brille;
Mon nom sert de rempart à toute la Castille;
Sans moi, vous passeriez bientôt sous d'autres lois;
Et si vous ne m'aviez, vous n'auriez plus de rois.
Chaque jour, chaque instant, entasse pour ma gloire

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