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Ce n'est donc

pas assez

z; et de la part des Muses, Ariste, c'est en vers qu'il vous faut des excuses;

Et la mienne pour vous n'en plaint pas la façon :
Cent vers lui coûtent moins que deux mots de chanson;
Son feu ne peut agir quand il faut qu'il s'explique
Sur les fantasques airs d'un rêveur de musique,
Et que, pour donner lieu de paroître à sa voix,
De sa bizarre quinte il se fasse des lois,
Qu'il ait sur chaque ton ses rimes ajustées,
Sur chaque tremblement ses syllabes comptées,
Et qu'une foible pointe à la fin d'un couplet
En dépit de Phébus donne à l'art un soufflet':
Didian mo
Enfin cette prison déplaît à son génie ;

Il ne peut rendre hommage à cette tyrannie;

Il ne se leurre point d'animer de beaux chants,
Et veut pour se produire avoir la clef des champs.
C'est lors qu'il court d'haleine, et qu'en pleine carrière,
Quittant souvent la terre en quittant la barrière,
Puis d'un vol élevé se cachant dans les cieux,

Il rit du désespoir de tous ses envieux.

Ce trait est un peu vain, Ariste, je l'avoue;

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1 Voici cette épître de Corneille qu'on prétend qui lui attira tant d'ennemis; mais il est très vraisemblable que le succès du Cid lui en fit bien davantage. Elle paraît écrite entièrement dans le goût et dans le stylẻ de Régnier, sans grâce, sans finesse, sans élégance, sans imagination; mais on y voit de la facilité et de la naïveté. *

་ ་། 1

* Le style de Régnier était encore très convenable dans un ouvrage de ce genre. Ce qui nous paraît singulier, c'est qu'en y reconnaissant de la facilité `et de la naïveté, Voltaire semble oublier que ces deux qualités sont des grâces. P.

1

Mais faut-il s'étonner d'un poète qui se loue?
Le Parnasse, autrefois dans la France adoré,
Faisoit pour ses mignons un autre âge doré;
Notre fortune enfloit du prix de nos caprices,
Et c'étoit une banque à de bons bénéfices :
Mais elle est épuisée, et les vers à présent
Aux meilleurs du métier n'apportent que du vent;
Chacun s'en donne à l'aise, et souvent se dispense
A prendre par ses mains toute sa récompense.
Nous nous aimons un peu, c'est notre foible à tous;
Le prix que nous valons, qui le sait mieux que nous ?
Et puis la mode en est, et la cour l'autorise,
Nous parlons de nous-même avec toute franchise;
La fausse humilité ne met plus en crédit.

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2

Je sais ce que je vaux ; et crois ce qu'on m'en dit.
Pour me faire admirer je ne fais point de ligue;
J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue;
Et mon ambition, pour faire plus de bruit,
Ne les va point quêter de réduit en réduit;
Mon travail sans appui monte sur le théâtre;
Chacun en liberté l'y blâme ou l'idolâtre :
Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,
J'arrache quelquefois leurs applaudissements;
Là, content du succès que le mérite donne,
Par d'illustres avis je n'éblouis personne;

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:

Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, e't
Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans
Par leur seule beauté ma plume est estimée ;

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1 Les mots poète, oüate, étaient alors de deux syllabes en vers. Boileau, qui a beaucoup servi à fixer la langue, a mis trois syllabes à tous les mots de cette espèce.

Si son astre en naissant ne l'a formé poète,

Où sur l'oüate molle éclate le tabis.

9D

2 Ce vers désigne tous ses rivaux, qui cherchaient à se faire des protec teurs et des partisans, et cet endroit les souleva tous.

Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée ;
Et pense toutefois n'avoir point de rival
A qui je fasse tort en le traitant d'égal.
Mais insensiblement je donne ici le change;
Et mon esprit s'égare en sa propre louange :
Sa douceur me séduit, je m'en laisse abuser,

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1 Ce vers et le précédent étaient d'autant plus révoltans, qu'il n'avait fait encore aucun de ces ouvrages qui ont rendu son nom immortel : il n'était connu que par ses premières comédies, et par sa tragédie de Médée, pièces qui seraient ignorées aujourd'hui, si elles n'avaient été soutenues depuis par ses belles tragédies. Il n'est pas permis d'ailleurs de parler ainsi de soi-même. On pardonnera toujours à un homme célèbre de se moquer de ses ennemis, et de les rendre ridicules; mais ses propres amis ne lui pardonneront jamais de se louer. *

* Il est sans doute plus adroit d'allier à beaucoup d'orgueil une modestie apparente; mais le jugement de Voltaire n'est-il pas un peu trop sévère ? On sait que les poètes anciens se permettaient de parler d'eux-mêmes et de leurs ouvrages avec infiniment moins de réserve; et l'exemple en était chez eux si commun , que cette liberté semblait être devenue un des priviléges de la poésie :

disait Horace.

Exegi monumentum ære perennius,

Jamque opus exegi quod nec Jovis ira, nec ignes,
Nec poterit ferrum, nec edax abolere vetustas

disait Ovide avec une confiance plus avantageuse encore.

2

Si des anciens nous passons aux modernes, Malherbe avait osé dire:

Ce que Malherbe écrit dure éternellement.

s'il Le philosophe de Genève, qui n'était pas poète, disait naïvement que, existait en Europe un seul gouvernement éclairé, il eût élevé des statues à l'auteur d'Emile.

Voltaire enfin était-il lui-même si modeste ?

Comparez les vers de Corneille aux traits que nous venons de citer, et jugez. Nous ne voyons dans ces vers qu'un sentiment de franchise naïve, et très compatible avec ce caractère de simplicité qui sied au génie. Toute la question se réduit à savoir s'il y a moins d'orgueil dans une modestie simulée que dans cette franchise. On n'accuserait pas un homme de vanité parce qu'il aurait la conscience de sa force physique : pourquoi le génie ne sentirait-il aussi sa supériorité? Mais les écrivains médiocres oseraient se louer avec plus de confiance encore: eh bien! on s'en vengerait par des éclats de rire. P.

pas

Et me vante moi-même, au lieu de m'excuser.

Revenons aux chansons que l'amitié demande.

J'ai brûlé fort long-temps d'une amour assez grande, i
Et que jusqu'au tombeau je dois bien estimer,
Puisque ce fut par là que j'appris à rimer.

Mon bonheur commença quand mon âme fut prise.
Je gagnai de la gloire en perdant ma franchise.
Charmé de deux beaux yeux, mon vers charma la cour;
Et ce que j'ai de nom je le dois à l'amour.
J'adorai donc Phylis; et la secrète estime

Que ce divin esprit faisoit de notre rime

Me fit devenir poète aussitôt qu'amoureux :

Elle eut mes premiers vers, elle eut mes premiers feux;
Et bien
que maintenant cette belle inhumaine
Traite mon souvenir avec un peu de haine,

Je me trouve toujours en état de l'aimer;
Je me sens tout ému quand je l'entends nommer,
Et par le doux effet d'une prompte tendresse
Mon cœur sans mon aveu reconnoît sa maîtresse.
Après beaucoup de vœux et de soumissions
Un malheur rompt le cours de nos affections;
Mais toute mon amour en elle consommée,
Je ne vois rien d'aimable après l'avoir aimée :
Aussi n'aimai-je plus, et nul objet vainqueur
N'a possédé depuis ma veine ni mon cœur.

1 Il avait aimé très passionnément une dame de Rouen, nommée madame du Pont, femme d'un maître des comptes de la même ville, qui était parfaitement belle, qu'il avait connue toute petite fille pendant qu'il étudiait à Rouen, au collège des Jésuites, et pour qui il fit plusieurs petites pièces de galanterie qu'il n'a jamais voulu rendre publiques, quelques instances que lui aient faites ses amis : il les brûla lui-même environ deux ans avant sa mort. Il lui communiquait la plupart de ses pièces avant de les mettre au jour; et, comme elle avait beaucoup d'esprit, elle les critiquait fort judicieusement; en sorte que M. Corneille a dit plusieurs fois qu'il lui était redevable de plusieurs endroits de ses premières pièces. (Note ancienne, qui se trouve dans les éditions de Corneille.)

Vous le dirai-je, ami? tant qu'ont duré nos flammes,
Ma muse également chatouilloit nos deux âmes :
Elle avoit sur la mienne un absolu pouvoir :
J'aimois à le décrire, elle à le recevoir.

1 Une voix ravissante, ainsi que son visage,
La faisoit appeler le phénix de notre âge;
Et souvent de sa part je me suis vu presser
Pour avoir de ma main de quoi mieux l'exercer.
Jugez vous-même, Ariste, à cette douce

amorce

Si mon génie étoit pour épargner sa force :
Cependant mon amour, le père de mes vers,
Le fils du plus bel œil qui fût en l'univers,
A qui désobéir c'étoit pour moi des crimes,
Jamais en sa faveur n'en put tirer deux rimes :
Tant mon esprit alors, contre moi révolté,
En haine des chansons sembloit m'avoir quitté ;
Tant ma veine se trouve aux airs mal assortie,
Tant avec la musique elle a d'antipathie;
Tant alors de bon cœur elle renonce au jour :
Et l'amitié voudroit ce que n'a pu l'amour!
N'y pensez plus, Ariste; une telle injustice
Exposeroit ma muse à son plus grand supplice.
Laissez-la toujours libre agir suivant son choix,
Céder à son caprice, et s'en faire des lois.

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