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LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1905

Droits de traduction et de reproduction réservés.

REESE

FONTENELLE

REESE

LIBRARY

OF THE

UNIVERSITY

CALIFORNIA

Si ceux-là sont aimés des Dieux qui meurent jeunes, Fontenelle n'a pas eu les sympathies de la divinité puisqu'elle l'a laissé sur terre près de cent ans elle se serait ainsi vengée des quelques traits méchants que, de bonne heure, il avait cru devoir lui décocher; c'est pour le punir qu'elle l'aurait oublié si longtemps parmi les hommes. Mais qui serait tenté de le plaindre aurait tort. Lui-même, on le sait, ne tenait pas du tout à ce que la mort se souvînt de lui : « Chut... », disait-il, le doigt sur la bouche, à une de ses contemporaines qui s'étonnait devant lui de leur longévité parallèle. Il n'y tenait pas, d'abord, sans doute, parce qu'il aimait la vie, parce qu'il était heureux de respirer, surtout de penser, sous le soleil, mais aussi parce qu'il se rendait parfaitement compte que l'un de ses grands mérites était précisément d'avoir duré.

S'il était mort de bonne heure, vers vingt-six ou

vingt-sept ans, il aurait laissé à son temps le souvenir d'un jeune homme aimable, s'intéressant à toutes les choses de l'esprit, curieux, en un mot, comme on disait alors, mais qui n'a pas donné sa mesure faute d'avoir trouvé sa voie; et, aux yeux de la postérité, il eût été l'écrivain bel esprit et prétentieux peint par La Bruyère. Bien que le portrait, à sa date même, ait eu besoin de quelque retouche, vu l'autorité et le goût du peintre, on l'eût tenu pour fidèle. S'il était mort vers la quarantaine (1697), à un moment où, membre depuis six ans de l'Académie française, il était connu sans être encore illustre, le monde des lettres, celui des sciences et surtout les gens du monde l'auraient regretté, les uns perdant un lumineux interprète, les autres un guide très séduisant et très informé, à la veille de se montrer original.

Mais il vécut, vieillit, chose déjà intelligente, la plus intelligente peut-être que puisse faire l'homme; car durer est une vertu qui en conditionne et en résume bien d'autres, et on conçoit, en y réfléchissant, qu'elle devienne un titre au respect et à l'admiration. Il vieillit donc et sut vieillir. Parti en arrière de son temps, il ne tarda pas, le gros de la troupe une fois rejoint, de le traverser de bout en bout et de passer à l'ayant-garde, accomplissant ce merveilleux tour de force intellectuel de vivre en

un continuel progrès. Il n'eut pas de crépuscule après un éclatant midi, comme son oncle le grand Corneille; du jour où il fut dans son vrai chemin, tour à tour se laissant pénétrer par son siècle et le pénétrant, profitant de tout le travail d'alentour et travaillant lui-même, il sut à la fois marcher avec les idées et accélérer leur marche. De telle sorte que l'étudier, c'est, si l'on veut bien oublier la coupure chronologique de 1700 et la coupure historique de 1715, voir se dérouler d'une traite environ cent ans de la vie des esprits en France, et même hors de France, et lier ainsi tout naturellement deux siècles d'ailleurs assez hétérogènes; mais c'est aussi assister à un spectacle singulier celui d'un cerveau commençant en somme par des futilités, s'enrichissant progressivement, élaborant ses richesses et finissant par échafauder, à un moment où la tentative pouvait paraître prématurée, une synthèse scientifique d'un mérite assurément trop méconnu. Grimm dit très bien : « Monsieur de Fontenelle, qui vient de finir sa carrière, est un de ces hommes rares, qui, témoin pendant un siècle de toutes les révolutions de l'esprit humain, en lui-même opéré quelques-unes et préparé les causes de plusieurs autres ». L'effort mental de Fontenelle fut en effet de plus en plus fécond. Servi par une heureuse harmonie du corps et de l'esprit, il ne

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