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d'entrevoir. Il n'est pas naturel qu'un jeune homme de cette imagination et de cet âge se confine aussi absolument dans la solitude; il faut qu'il ait perdu, ou par la mort ou autrement, je ne sais quel objet qui cause sa mélancolie si profonde. » Son mal était d'autant plus affreux qu'il ne pouvait en faire l'aveu, et que, d'ailleurs, par sa nature même, il était impartageable.

Julie morte s'idéalisa de plus en plus dans la mémoire du poète, et devint pour lui l'objet d'un culte, et, comme l'a très bien remarqué notre confrère Reyssié dans son beau livre sur la Jeunesse de Lamartine, le culte était si pur, si sacré aux yeux de l'amant, qu'il l'évoqua jusque dans un sanctuaire, et que, devenu père, il donna le nom de la bien-aimée à une fille chérie. Il l'appela Julia par une réminiscence voulue et pieusement acceptée par l'épouse légitime.

Une dernière indiscrétion, et j'aurai fini. On s'est demandé quels liens unirent Lamartine et Julie, jusqu'où ils poussèrent l'abandon du cœur et.des sens, et s'ils gardèrent jusqu'à la fin, sur le lac du Bourget et sous les arbres de Meudon, cette chasteté lascive, cette demi-virginité uniformément répandue dans toutes les scènes de Raphaël. Mais Raphaël est un roman composé vingt ans après l'année où Lamartine avait aimé, et ce témoignage d'un roman n'est pas digne de foi. La question est tranchée par les délices rapides du Lac. Délices n'est-il pas une révélation? Que si un doute pouvait encore subsister, il serait dissipé par la première version du Lac, retrouvée dans les papiers du poète, et publiée par les soins de sa nièce, Mme Valentine de Lamartine. Il s'y trouve la strophe suivante retracée dans l'édition définitive :

Nous ne pûmes parler; nos âmes affaiblies.
Succombaient sous le poids de leur félicité,

Nos cœurs battaient ensemble, et nos bouches unies
Disaient éternité !

Quand deux êtres qui s'adorent unissent leurs bouches pour dire éternité, c'est que le grand mystère sacré de la création va s'accomplir.

M. Henri de Lacretelle, dont l'Académie déplore la perte récente, raconte qu'il eut la primeur de Raphaël, et qu'un jour, à Monceau, Lamartine ouvrit son manuscrit, qu'il lui lut jusqu'à la dernière ligne. La lecture achevée, il eut un soupçon, et pour l'éclaircir, dit-il avec un air de malice que sa myopie rendait irrésistiblement gai, je tendis un piège : « Ce qui fera l'immortalité de votre ouvrage, c'est sa pureté. Vous n'avez jamais eu que des hymens d'âmes. Toutes ces femmes passaient devant vous comme des visions. Vous ne les avez pas dégradées en leur attribuant des sens. Il eut une physionomie que je ne saurais oublier. Ce genre d'éloges ne lui allait pas. L'homme revendiquait sur l'ange. »

Je n'ai certes pas tout dit, répondit-il. J'ai peut-être trop respecté la pudeur de celles qui me liront. Je ne réussirai pas à fonder l'école des platoniques, et je n'y tiens pas. Elle est horriblement faussée. Les sexes font partie des mystères de la création : Faublas est plus vrai que Raphaël. Mais Raphaël est l'élève des jésuites de Belley, qui lui ont enseigné leurs réticences. En tout cas, j'espère qu'on devinera, et que ces sous-entendus ne me déshonoreront pas. J'ai épuré les flammes par lesquelles nous avons passé, mais elles nous ont brûlés jusqu'à la moelle. Je n'ai pas refermé mes bras sur le vide, comme les saints de la Thébaïde sur leurs visions. >>

« L'homme a son système nerveux autant que son système physiologique. J'ai obéi à mes deux natures. Je n'ai jamais ressemblé à M. Grandisson. J'accepte le dualisme. Les sens ont leur extase, et l'extase faisait partie de ma poésie. Je vous supplie de rectifier mes demi-teintes. Du reste, je les rectifierai moi-même.

Je dirai tout dans mes Mémoires. Je n'ai jamais fait de vœu de chasteté. J'ai aimé toutes celles que j'ai adorées. »

J'espère, mes chers confrères, que, comme moi, vous n'en avez jamais douté.

Bussières, décembre 1899.

PAUL MARITAIN,

Membre titulaire de l'Académie de Mâcon.

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. PAUL MARITAIN

Président de l'Association des Anciens Élèves du Lycée Lamartine

AUX OBSÈQUES DE M. HENRI PIOT
(2 février 1900)

Au nom de la Société des Anciens Élèves du Lycée Lamartine. je viens dire le suprême adieu à notre camarade, à notre ami, à notre cher Henri Piot dont nous avons appris, presque en même temps, la maladie cruelle et la mort prématurée. Il y aura bientôt 29 ans, je rendais les mêmes devoirs à son frère Jules, enlevé à la fleur de la jeunesse, qui repose dans le petit cimetière de Sologny. Pourquoi faut-il que mon âge, si peu différent du sien, m'oblige à lui survivre, et à remplir aujourd'hui encore le triste office d'orateur funèbre ?

Bien qu'une partie de sa vie s'écoulât, loin de nous, à Paris, dont les mirages brillants l'attiraient, sans l'absorber toutefois, ni lui faire oublier les tâches austères du devoir, il gardait dans toute sa pureté le culte du pays natal vers lequel le ramenaient chaque année le soleil de la saison printanière et l'espoir des vendanges couleur de pourpre. En traversant les rues de notre ville où sa bienvenue lui souriait dans tous les yeux, en parcourant nos coteaux couverts de pampres, ou bien retiré dans son château

de Chevigne devenu, grâce à sa simplicité charmante et à sa bonté communicative, l'asile de la sagesse et le rendez-vous de l'amitié, il pouvait dire comme le grand poète de Milly : C'est là qu'est mon cœur, c'est là que j'aime et que je suis aimé !

Aussi s'est-il montré logique et conséquent tout ensemble avec ses propres sentiments et avec ceux qu'il inspirait lorsque, aux approches de l'éternité et de la grande énigme finale, il a exprimé la volonté que sa tombe fût près de son berceau, sur cette terre Mâconnaise, qui se souviendra de lui, comme d'un de ses enfants de prédilection.

Quand je remonte le cours des années lointaines, je le trouve assis sur les bancs de notre lycée. C'était un régal pour la vue que cet adolescent à la chevelure blonde bouclée sur les tempes, les yeux bleus d'une douceur infinie, la bouche pleine de sourires, respirant l'affection par tous les pores de son être, intelligence alerte, fine et pourtant sans malice, mais, par-dessus tout, nature généreuse et tendre, qui semblait façonnée pour s'épanouir dans les félicités ininterrompues d'une Salente idéale.

Lorsque l'heure sonna pour lui de se mêler aux agitations du monde extérieur, de prendre contact avec nos calculs et nos égoïsmes compliqués, il ressentit d'abord un grand trouble d'esprit. Mais sous cette enveloppe délicate il y avait une âme vaillante, et il donna la mesure de sa force, dès que les circonstances lui révélèrent la nécessité d'en faire usage.

Placé du jour au lendemain, par des deuils de famille aussi cruels qu'imprévus, à la tête d'une situation commerciale considérable, il déploya des qualités viriles qui lui conquirent en peu de temps l'estime et la considération de tous. Il en reçut une marque bien précieuse lorsque le suffrage des électeurs l'envoya siéger au tribunal de commerce de Mâcon, où sa connaissance des affaires, son humeur conciliante, son esprit d'équité et d'im

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