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partagerez le plaisir que m'a procuré la singulière visite que je viens de recevoir. Vous vous rappelez sans doute qu'à la mort du bon Hermite je vous fis passer, entre autres papiers, une lettre qu'il adressait à un certain chevalier de Pageville, son ami d'enfance, dont il a raconté les étranges aventures dans un de ses derniers Discours. * Je ne m'attendais pas, et sans doute vous ne vous attendiez pas plus que moi, à faire avec ce vieux sauvage une plus ample connaissance.

Je commence à me familiariser avec le tumulte; cependant il y a quelques jours qu'une grande rumeur dans le quartier que j'habite me causa une assez vive inquiétude : je me mis à l'une des croisées de ma chambre qui donne sur la cour, et je vis le portier de l'hôtel aux prises avec un jeune homme de couleur qui voulait à toute force faire ouvrir la grande porte pour faire entrer une espèce de calesin andaloux, dont la structure bizarre, moins encore que les voyageurs qu'elle contenait, avait amassé dans

* Voyez le 4 volume de l'Hermite de la Chausséed'Antin, no cI, p. 335.

la rue un grand nombre de curieux. J'envoyai un domestique s'informer de la cause de cet attroupement; il revint en riant m'annoncer que « c'était un très-vieux monsieur qui venait tout exprès du fond de l'Amérique pour rendre ses devoirs à Madame. » Pendant ce récit, auquel je ne comprenais rien, la voiture entrait dans la cour j'en vis descendre un grand vieillard, accoutré de la manière du monde la plus grotesque ; il était soutenu d'un côté par une grosse mulâtresse d'assez bonne mine, et de Vautre par un laquais au teint couleur de cuivre. Ces trois personnages hétéroclites étaient déjà dans le salon lorsque j'y entrai. Le vieillard, dont la figure très distinguée tirait une expression toute particulière du bonnet arménien dont sa tête était couverte, m'aborda de très bonne grâce, et me parla à-peu-près en ces termes :

« Nous nous connaissons beaucoup, Madame, sans nous être jamais vus, sans jamais avoir eu ensemble le moindre rapport direct : nous avons tous deux aimé beaucoup la même personne; vous voyez bien que nous ne pouvons être étrangers l'un à l'autre ; je suis le chevalier de Pageville. (A ce nom, qui me rappelait de si tendres

souvenirs, je ne fus pas la maîtresse de cacher l'émotion qui s'empara de moi; le bon vieillard, qui la partageait, me prit la main, s'assit près de moi, et continua :) J'ai reçu, par vos soins, la dernière lettre de notre ami, dans un moment où les malheurs que je venais d'éprouver me forçaient à quitter une terre d'exil où mes affections et mes longues habitudes m'avaient fait trouver une patrie; je reviens mourir aux lieux où j'ai pris naissance : vous pouvez penser, Madame, qu'un concours d'événemens bien funestes a pu seul décider un vieillard octogénaire à entreprendre un voyage de plus de deux mille lieues pour rentrer dans un pays qui lui est plus étranger que les déserts de l'Amérique méridionale, où il a passé la plus grande moitié de sa vie. Quoi qu'il en soit, me voilà à Paris ; et certes, vous n'êtes pas plus étonnée de m'y voir, que je ne le suis moi-même de m'y trouver, »

Cela dit, et sans attendre ma réponse, notre homme donna quelques ordres à son valet dans un langage dont il me serait impossible d'imiter une seule articulation, et dans un moment le salon fut rempli du bagage de l'Hermite, qui se composait de plusieurs caisses recouvertes

par des nattes de différentes couleurs, d'une perruche, d'un aras, et du plus grand singe que j'aie encore vu.

Pendant que l'on déchargeait sa cariole, le chevalier sauvage s'était assoupi dans un fauteuil. Avant de songer à lire un écrit qu'il venait de me remettre, je m'amusai à examiner le plaisant personnage qui venait établir chez moi son domicile : le grand bonnet de peau d'agouti qui couvrait sa figure ne laissait entrevoirque deux yeux très-vifs, un nez dans le genre de celui du confesseur d'Atala, et deux lèvres minces, où s'arrêtait habituellement l'exprèssion de l'ironie et de la malice. Des guêtres de buffle, le dessus d'un surtout de velours garni d'hermine, qui cachait en grande partie une soubreveste en drap, laquelle se rattachait audessous des reins par une ceinture de poil de chèvre; une grande canne de bambou, et le tuyau flexible d'une pipe qui faisait deux ou trois fois le tour de son corps, et lui servait d'écharpe tel était le costume demi-français, demi-sauvage, que le vieux chevalier avait adopté, disait-il, en rentrant en France, pour se conformer à nos usages. Un des coffres que l'on ouvrit

en ma présence renfermait des nattes de mousse de cyprès, des couvertures en peau de léopard, des ornemens en plumes, artistement travaillés, des casse-têtes, des javelots armés de dents de requin, des parures d'ambre et de corail, et quelques livres manuscrits, composés de feuillets de tuya, recouverts d'écorce de sapin.

Les premiers momens donnés à la curiosité, j'ouvris le papier que je tenais à la main, et dont je n'eus pas de peine à reconnaître les caractères. En voici la copie littérale :

J'apprends vos chagrins, mon ami, et c'est » le dernier que j'éprouve. Au moment où cette >> lettre vous parviendra, j'aurai résolu le grand problême du père Mallebranche. Vous avez

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perdu le seul bien qui vous attachait au Nou>> veau-Monde; revenez mourir dans le nôtre. » S'il vous reste encore quelque chose de ce ca»ractère original, aventureux, dont vous avez » donné tant de preuves dans votre vie; de cet esprit observateur et satirique qui vous a valu

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» de si honorables persécutions, venez offrir » à nos Parisiens le spectacle nouveau d'un >> homme écrivant sur les mœurs

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sur les

>> hommes et sur les choses de son tems, avec

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