Page images
PDF
EPUB

même force mon adversaire et moi : j'avais perdu la première partie ; j'étais en train de gagner la seconde; il était probable qu'en très-peu de coups mon homme serait échec et mat: je jouissais d'avance de mon triomphe et de la surprise de mon adversaire à la vue d'un échec à la découverte que je lui préparais; un maudit enfant, auquel je ne puis penser de sang-froid, en courant dans le salon où il jouait, vint se jeter en travers sur l'échiquier, avec lequel il roula sur le parquet. Dans la colère qui me possédait, et que ces dames augmentaient encore par des éclats de rire très-incivils, je maudissais tous les enfans du monde. « Avez-vous bien le courage, me dit d'un ton moqueur la mère de notre étourdi, d'en vouloir à ces pauvres petits innocens ?- Parbleu! madame, lui répondis-je avec une brusquerie un peu sauvage, des innocens comme ceux-là me réconcilieraient avec Hérode. » Les ris redoublèrent, et Mme de Moronval, pour me consoler, me cita l'exemple de Saint- Preux, à qui pareil malheur était arrivé. Je n'aurais pas conscillé au petit drôle d'imiter Julie et de me présenter sa joue.

On vint très à propos prévenir Mme de Lorys

que sa voiture était avancée; je pris congé le plus honnêtement qu'il me fut possible de la maîtresse de cette maison, où je me promis bien de ne pas revenir pendant les vacances. Je fus près d'une heure avant de retrouver mon chapeau et ma canne, que cette troupe de marmots avaient cachés dans le jardin, et qu'ils s'amusaient à me faire chercher. Un laquais me les rapporta; nous partîmes.

Pendant la route, je fis convenir Mme de Lorys que des enfans élevés de cette manière ne pouvaient manquer d'être un jour des hommes fort insupportables et des femmes très-ridicules, et que si l'ancienne éducation mettait trop de distance entre les enfans et les parens, la nouvelle établissait entre eux des rapports trop familiers. Peut-être reste-t-il à trouver un terme moyen entre ces deux écueils.

[graphic]
[blocks in formation]
[ocr errors]

je recommençais ma vie, et si j'étais libre de me choisir un état, ce serait encore à la marine que je donnerais la préférence. Je ne connais rien de plus honorable pour la nature humaine que la conquête de ce terrible élément, d'où la nature semblait nous avoir bannis. Rien ne m'a rendu plus fier de ma qualité d'homme que la vue d'un vaisseau voguant à pleines voiles sur les mers, bravant les écueils et les tempêtes, et réunissant des peuples que sépare l'immensité de l'Océan. Quand je pense que c'est au génie du commerce que l'art de la navigation doit sa naissance et ses progrès, l'admiration que produit en

I,

moi l'effet remonte nécessairement à la cause.

Je ne suis pas bien sûr, quoi qu'en ait dit Gessner, que ce soit un amant qui, le premier, ait eu l'idée de creuser un tronc d'arbre pour traverser le fleuve qui le séparait de sa maîtresse; mais ce dont je répondrais, c'est que le premier qui entreprit de se frayer sur mer un chemin sans trace au milieu des tempêtes et des abîmes (soit qu'il appartînt à la nation des Eginettes, comme le dit Moïse, ou à celle des Phéniciens, comme le prétend Strabon), dut être un homme éminemment hardi et industrieux, qui se proposât pour but de s'enrichir par un commerce d'échange avec les peuples des contrées lointaines. Le superflu, pour les nations civilisées, est peut-être un besoin plus impérieux que le nécessaire pour celles qui ne connaissent encore que les besoins de la nature. Il est plus aisé au sauvage de la Guiane de se priver d'une partie de sa ration de patates, de la double natte qui lui sert de lit, qu'à un traitant de se passer de sucre, d'édredon et de liqueur de la Martinique; mais ce café dont le riche indolent aspire le parfum avant d'en savourer le goût, n'est arrivé de Moka, dans cette tasse de

porcelaine de Sèvres qu'il tient négligemment à la main, qu'après avoir activé, dans les quatre parties du monde, cinq cents bras que le commerce fait mouvoir. Le commerce est le lien qui unit, qui rapproche tous les peuples de la terre; il adoucit les mœurs, il ajoute aux avantages de la paix, il affaiblit les maux de la guerre, et lorsque tout autre rapport a cessé d'exister entre deux nations, il ménage encore de l'une à l'autre un moyen de communication que la puissance souveraine elle-même ne saurait interrompre.

La volonté d'un commerçant, exprimée dans une lettre-de-change signée sur un comptoir de Lyon ou d'Amsterdam, recevra dans toute l'Europe une exécution plus exacte, plus rigoureuse que tel ordre d'un souverain appuyé par trois cent mille baïonnettes; tels sont les avantages et les bienfaits du commerce, dont je me détourne brusquement pour n'en plus considérer que les abus.

J'ai toujours remarqué que les abus étaient d'autant plus odieux qu'ils avaient leur source dans des institutions plus utiles et plus respectables; c'est ainsi que le fanatisme se produit à l'ombre de la religion; que les rapines de

« PreviousContinue »