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reçut on ne peut plus lestement, et, pour toute réponse au compliment que je lui adressai, elle me dit « qu'elle m'aurait à mon âge seul reconnu pour le parent de son mari. » On ne riait pas assez de cette impertinence; je la relevai de manière à la mettre à la portée de tout le monde. Pour en sentir tout le sel, il faut savoir que cette dame, qui n'a guère plus de quarante ans, a épousé l'année dernière, en secondes noces, M. de la Verberie, qui en a pour le moins cinquante-cinq, et qu'elle se croit obligée de rappeler sans cesse cette disproportion d'âge, que beaucoup de gens ne remarqueraient pas.

Mme de la Verberie a deux prétentions (pour ne pas dire deux ridicules ), celle d'une jeunesse de quarante ans, et d'une noblesse dont l'origine remonte à une charge de trésorier de France, que son père avait achetée en 1788. Son mari est un homme que la nature avait créé pour vivre célibataire, et qui s'est marié deux fois par distraction. Il a une femme sans avoir de ménage, et des enfans sans avoir de famille. La manie de M. de la Verberie (une des plus singulières qui puissent affliger un cerveau hu

main) est de croire à la possibilité de rétablir la chevalerie, et d'en faire revivre les mœurs. C'est la pensée et l'occupation de sa vie entière, et il ne se passe pas de semaine qu'il n'adresse à quelque souverain de l'Europe un extrait du mémoire in-folio qu'il a composé sur ce sujet.

Ce paladin arriéré a deux enfans du premier lit, Gaston et Mathilde : le premier est un petit philosophe de vingt-deux ans, élevé dans une université d'Allemagne, où il a été imbu de la doctrine de Kant, dont il est, à Paris, un des plus zélés prosélytes. Il s'occupe en ce moment d'y former une société des amis de la Vertu, à l'instar de celle de Berlin.

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Mademoiselle Mathilde n'a pas encore dixhuit ans, et elle est dévote, mais dévote de cette dévotion qui fait prendre en aversion et regarder avec mépris toutes les choses et toutes les personnes d'ici- bas. On n'aura pas de peine à croire qu'une famille ainsi composée n'ait dû m'offrir un contraste frappant avec celle que. je quittais.

La maîtresse de la maison avait exposé sur une table ronde, au milieu du salon, les étrennes

qu'elle avait reçues, parmi lesquelles on remar

quait une aumônière, où se trouvaient brodées en chenilles les armes accouplées de Monsieur et de Madame. Son mari, en lui présentant ce pe→ tit cadeau, n'avait pas oublié de lui dire que la mode de cette espèce de poche était renouvelée du douzième siècle, et qu'elle indiquait dans nos mœurs un changement dont on lui serait en grande partie redevable. Je me récriai sur le travail des armoiries, en homme versé dans l'art héraldique, et je vis sourire plusieurs personnes de la société, lorsque je fis remarquer dans l'écusson de ma cousine une croix de gueule, qui attestait que la noblesse de son origine remontait au tems de la première croisade.

L'examen de toutes ces dispendieuses bagatelles, sorties des magasins du Petit-Dunkerque et du Palais-Royal, tenait lieu de contenance et de conversation à des parens qui se connais→ saient à peine, et qui se quittaient bien résolus de ne se revoir que l'année prochaine à pareil jour. La forme des cartes de visite dont la che→ minée était couverte fournit ensuite matière à des réflexions non moins intéressantes. Dans une petite discussion qui s'ouvrit à ce sujet, un homme, qui me parut être l'oracle du salon de

madame de la Verberie, décida que les cartes imprimées indiquaient des gens du petit commerce, que les cartes à vignettes ne pouvaient appartenir qu'à des parvenus ou à des étrangers, que les cartes en couleur sentaient la province, que les cartes à la main étaient du vieux style; enfin, que les cartes de visite, gravées en écriture courante sur un fond blanc tout uni, avec l'adresse en bas en caractères imperceptibles, étaient seules avouées par le bon ton et par le bon goût.

Pendant ce grave entretien, je m'étais successivement approché de Mathilde et de son frère, qui s'étaient retirés dans un coin du salon. Quelques momens d'entretien avec l'un et l'autre suffirent pour m'apprendre qu'ils avaient infiniment peu d'estime et encore moins d'amitié pour leur belle-mère, dont ils s'amusaient sans cesse à déjouer les prétentions; que celleci n'était jamais en reste de mauvais procédés avec eux; que le chef de la maison, étranger à tous les devoirs, à toutes les affections de famille, vivait chez lui sans autorité, sans consi(dération; indifférent à ses enfans qu'il néglige, à charge à sa femme qu'il ennuie, et, pour le

moins, inutile à la société, hors de laquelle il est toujours placé par système.

Mme de la Verberie, qui n'était pas obligée de me tenir compte des observations que je faisais chez elle, me fit très-honnêtement apercevoir de la longueur de ma visite. A mon tour, je trouvai le moyen, sans trop d'impolitesse, de lui faire entendre qu'il était permis, à mon âge, d'être indiscret dans une première visite qu'on n'avait ni l'espoir ni l'envie de renouveler.

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