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M. VILLEMAIN.

Un sentiment qui semble naturel à la plupart des écrivains, critiques ou poètes, après le premier moment où l'on s'élançait avec union et enthousiasme dans la carrière, c'est la crainte d'être gêné dans sa libre expansion, d'être frustré dans sa part de louange par les hommes supé– rieurs qui continuent de nous primer, ou par les hommes distingués qui s'élèvent à côté de nous et nous pressent. Ce sentiment, qui paraît être excité surtout aux époques de grande concur

rence et de plénitude, au second ou au troisième âge des littératures très cultivées, sentiment utile et bon, à vrai dire, en tant qu'il n'est qu'avertissement et aiguillon, devient faux s'il renferme une crainte sérieuse et une tristesse jalouse. A moins de venir à quelque époque encore brute, inégale et demi-barbare, à moins d'être un de ces hommes quasi fabuleux (Homère, Dante.... Shakspeare en est le dernier), qui obscurcissent, éteignent leurs contemporains, les engloutissent tous et les confisquent, pour ainsi dire, en une seule gloire; à moins d'être cela, ce qui, j'en conviens, est incomparable, il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet : le nombre, le rapprochement, ont-ils jamais nui aux brillants champions de la pensée, de la poésic, ou de l'éloquence? tout au contraire; et, si l'on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le règne de Louis XIV, cette rencontre inouie, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talents contemporains, ne contribuet-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit? Au siècle suivant de même. Et si, à un horizon beaucoup plus rapproché, et dans des limites moindres, nous regardons derrière nous, a-t-il donc nui aux hommes qui pré34

III.

sident à cette ouverture de l'époque de la Restauration, à cette espèce de petite Renaissance, et qui composent le groupe de l'histoire, de la philosophie, de la critique et de l'éloquence littéraire, à cette génération qui nous précède immédiatement et dans laquelle nous saluons nos maîtres, leur a-t-il nui d'être plusieurs, d'être au nombre de trois, rivaux et divers dans ces chaires retentissantes, dont le souvenir forme encore la meilleure partie de leur gloire ? Et ailleurs, dans la critique courante, dans la poésie, combien n'a-t-il pas servi aux esprits d'être en nombre, en groupes opposés ! et comme cela aide plutôt à la figure qu'à cette courte distance ils font déjà! On est en effet, tous contemporains, amis ou rivaux, dans son époque, comme un équipage à bord d'un navire, à bord d'une aventureuse Argo. Plus l'équipage est nombreux brillant dans son ensemble, composé de héros qu'on peut nommer, plus aussi la gloire de chacun y gagne, et plus il est avantageux d'en faire partie. Ce qui, de près, est souvent une lutte et une souffrance entre vivants, est, de loin, pour la postérité, un concert. Les uns étaient à la poupe, les autres à la proué : voilà pour elle toute la différence. Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des Siècles de Louis XIV, cela ne l'est pas moins des époques

plus difficiles où la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les comparaisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l'avenir, par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement des connaissances étendues et choisies, et dans la diminution inévitable de ce qu'on peut appeler proprement génies créateurs, par le nombre des talents distingués, ingénieux, intelligents, instruits et nourris en toute matière d'art, d'étude et de pensée, séduisants à lire, éloquents à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence.

Entre les hommes de notre temps, celui dont le nom attire à lui et nous peint, nous réfléchit le mieux toutes ces louanges, est sans contredit M. Villemain. Par l'ordre de sa date, par le rang éminent où il s'est placé d'abord, par la vive influence qu'il a longuement exercée, par le progrès et l'accroissement où il n'a pas cessé de se tenir, en même temps qu'il reste pour nous du très petit nombre des maîtres illustres, il est de ceux dont l'autorité continue de vivre, et qu'on est certain, en avançant, de toujours et de plus en plus retrouver.

M. Abel Villemain, né à Paris vers la fin de 91 ou au commencement de 92, d'une mère que tous ceux qui ont l'honneur de la connaître savent d'humeur si spirituelle et si marquée, fit

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