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et néanmoins marchait avec beaucoup d'ordre; on y remarquait le curé de Saint-Etienne du Mont, conduisant ses paroissiens.

On arrive devant l'hôtel des Invalides point de préparatifs hostiles; rien que les sentinelles ordinaires. Tandis qu'à travers la grille fermée le magistrat municipal parlemente avec le gouverneur, Sombreuil, le peuple escalade les fossés et, étant entré dans la cour, ouvre les grilles; on s'empare de l'arsenal et on emporte en triomphe vingt-huit mille fusils et vingt pièces de canon. Les troupes du champ de Mars, qui entendaient tout ce tumulte, ne bougeaient point; tel était l'ordre : tant étaient grandes l'humanité et la bonté de Louis XVI! mais personne n'y prenait garde alors, ni plus tard ne lui en sut grẻ.

A peu près au même instant, une foule immense, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, demandait au comité permanent l'ordre d'attaquer la Bastille; le comité hésitait, regardant cette forteresse comme imprenable, et craignant que son feu n'écrasât les assaillants et ne renversât le faubourg Saint-Antoine. La multitude n'entendait rien à ces raisons. Les cris A la Bastille! à la Bastille! éclataient avec fureur sur la place; et déjà tous les alentours de la forteresse étaient, mais à une distance respectueuse, entourés d'une multitude frémissante. De toutes les balles que cette multitude ne cessait de lancer, une seule atteignit un des défenseurs du fort; alors un groupe s'étant approché très-près du pont-levis, un coup de canon partit des remparts; la fureur populaire s'en accrut.

Avant de donner l'ordre qu'on lui demandait, le comité envoie des parlementaires pour sommer le marquis de Launey, gouverneur, de prévenir l'effusion du sang en remettant le fort au pouvoir de la municipalité parisienne. Sur la plate-forme, les soldats, qui voient venir la députation avec un drapeau blanc et un tambour, font des signes de paix en agitant leurs chapeaux, en renversant leurs

armes. La foule alors se rapproche; mais, par l'ordre de Launey, sur la plate-forme les signes pacifiques cessent. La fusillade recommence, plusieurs hommes du peuple tombent, et la députation retourne à l'hôtel de ville, gémissant de son impuissance.

Le comité n'était plus maître. La foule amassée sur la place, et qui menaçait d'incendier l'hôtel de ville et d'égorger les électeurs, s'ils n'ordonnaient point l'attaque, surprend un billet que Bezenval envoyait à Launey pour lui ordonner de tenir jusqu'à la dernière extrémité; alors, redoublant de colère, et ne demandant plus l'ordre qu'on ne donnait pas, elle s'écrie: Marchons, et laissons là ces traîtres, et elle se précipite vers la Bastille, laissant la place de l'Hôtel-de-Ville déserte.

Mais tout à coup cette foule écarte ses rangs en poussant mille cris de joie; elle voit arriver à son aide deux troupes marchant ensemble et en ordre : l'une, de trois cents gardes françaises, ayant à leur tête Elie, ancien officier; l'autre, de trois cents ouvriers, commandés par Hullin, homme d'une taille et d'une force athlétiques, qui fut depuis, sous l'Empire, commandant de la division militaire de Paris; ces six cents hommes, bien armés, avaient cinq pièces de canon enlevées aux Invalides. La foule s'ouvre devant eux et les suit.

Alors que se passa-t-il?... Que de récits différents d'un fait si promptement accompli! Comment savoir la vérité? Tous les détails varient et se contredisent. Mais qu'importent ces détails?... Voici qui paraît certain.

Devant Élie, Hullin et leurs hommes, le premier pontlevis tombe tout à coup, soit par l'ingénieuse audace d'un garde française, soit par la trahison d'un des soldats du fort, soit enfin, à ce que l'on a cru plus généralement, par l'effet d'un coup de canon heureusement dirigé. Les assaillants se précipitent dans la première cour, y traînent des canons, et continuent l'attaque sous une vive fusillade.

Launey n'avait avec lui que deux cents hommes, troublés et obéissant mal. En voyant les progrès des assaillants, désespéré, il veut mettre le feu aux poudres et faire sauter le fort. Un de ses officiers emploie la violence pour l'en empêcher la garnison veut qu'il capitule. Enfin il y consent; il demande à sortir avec les honneurs de la guerre; on refuse. Il demande la vie sauve pour lui et pour ses hommes; Élie accepte la capitulation, foi d'officier.

Dans cette circonstance et dans bien d'autres qui suivirent, les penchants féroces de quelques-uns, s'associant à la patriotique exaltation de tous, crurent pouvoir se délecter impunément dans le crime.

Toute résistance avait cessé; aussitôt une multitude irritée inonde la Bastille; des cris s'élèvent demandant la mort des vaincus. Elie et Hullin, prenant Launey sous le bras, veulent le conduire à l'hôtel de ville. Vains efforts! On le leur arrache; Hullin est terrassé; et en se relevant, que voit-il?

Au milieu d'un tumulte effroyable, Launey venait d'être massacré. On lui tranche la tête; on met cette tête au bout d'une pique, et on la porte en triomphe au Palais-Royal.

L'ivresse de la victoire, la vue du sang, exaltent la fureur populaire jusqu'à la démence. On pousse mille cris contre Flesselles, qui se trouvait alors dans la grande salle de l'hôtel de ville, auprès du comité permanent. Ces cris ébranlaient les fenêtres de la salle. Le comité lui-même se laissa gagner par le vertige. Un membre.... j'allais dire son nom, je le tais, car il était hors de lui, dit à Flesselles : « Vous êtes un traître; sortez. » Ainsi chassé de la salle, Flesselles est à peine descendu sur la place, que la foule se rue sur lui. Au coin du quai Pelletier, un jeune homme lui dit : « Traître! tu n'iras pas plus loin! » il lui casse la tête d'un coup de pistolet. Cette tête, on la tranche, on la met au bout d'une pique, on la promène en triomphe.

Au même moment, sur la place, le major de la Bastille éprouve le même sort que son commandant.

Deux canonniers du fort, accusés d'avoir tiré sur le peuple, sont traînés sur la place de l'Hôtel-de-Ville, au coin de la rue de la Vannerie, où était une lanterne ou réverbère; on les pend tous deux à la branche de fer qui soutenait cette lanterne. Et depuis, ce genre de supplice fut adopté par ceux qui usurpaient le nom de patriotes; et en dansant des rondes on chantait ce refrain :

:

Ah! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrat' à la lanterne;
Ah! ça ira, ça ira, ça ira,

Les aristocrat' on les pendra.

Cette ivresse sanguinaire s'empara même de quelques hommes jusque-là honnêtes, entre autres Camille Desmoulins la fureur du sang lui monta à la tête; il prit le titre de procureur général de la lanterne; il devint émule de Marat, et publia d'atroces facéties intitulées Discours de la lanterne aux Parisiens.

Elie ne fut pas témoin des trois derniers meurtres; il avait été porté en triomphe dans la grande salle, où on lui mit sur la tête une couronne de laurier. Dans cette même salle, on avait amené devant le comité permanent les soldats de la Bastille, et l'on poussait contre eux mille cris de mort. La foule était si considérable dans cette salle, que toutes les banquettes étaient brisées et que les boiseries. craquaient; des membres du comité faillirent être écrasés par le bureau poussé contre leurs siéges. Les cris de mort devenaient de plus en plus menaçants. Mais Elie parvint à se faire écouter: « Grâce, » dit-il, « et que les prisonniers jurent d'être fidèles à la nation et à la ville de Paris. » Le serment fut prêté; les gardes françaises placèrent les prisonniers ainsi délivrés au milieu d'eux, et les emmenèrent en sûreté dans leurs casernes.

Cependant les têtes de Launey, de Flesselles, du major et de trois autres victimes, avaient été portées successivement au Palais-Royal; là on imagina de faire dans Paris une promenade triomphale : les cinq têtes étaient portées en l'air sur des piques, et à côté une main coupée.

Un autre cortége traversait triomphalement la ville; sur celui-ci les yeux se reposent. On emmenait dans des voitures les prisonniers d'Etat enlevés de la Bastille, au nombre de sept; on traînait les canons enlevés des tours; des forts de la halle portaient en chantant des gardes françaises sur leurs épaules. « Les sensations les plus opposées, » dit un auteur, « se succédaient dans l'âme des spectateurs. L'horreur qu'inspirait la vue des têtes sanglantes semblait se dissiper lorsqu'elles s'éloignaient. Les cris de joie dans la rue, les applaudissements aux croisées saluaient les vainqueurs, et les femmes leur jetaient des fleurs et des rubans. »

Les vainqueurs de la Bastille, comme je l'ai dit, étaient au nombre d'environ 600, dont 98 furent tués et 75 furent blessés et estropiés. Quand il s'agit, quelques jours après, de décerner des récompenses, on grossit la liste de quelques noms qui n'avaient pas droit d'y figurer; et, comme dit Hullin dans un mémoire présenté à la commune de Paris au nom de ses camarades: « Plusieurs reçurent comme le prix de la gloire la récompense de l'homicide. »

La Bastille fut démolie quelques jours après; on achetait assez cher les pierres qui en provenaient. Plusieurs personnes, Mme de Genlis, entre autres, femme du chef du parti d'Orléans et institutrice des enfants du prince, portait au doigt un fragment d'une de ces pierres, enchâssé dans des diamants. La grosse clef du fort fut donnée à Lafayette, qui l'envoya en Amérique à son ami Washington.

A la nouvelle de la prise de la Bastille, Bezenval donna

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