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Bonaparte fit dire aux officiers de la garnison, qui depuis son arrivée avaient demandé à lui être présentés, qu'il les recevrait à sept heures du matin, s'excusant de l'heure sur la nécessité d'un départ imprévu. Il fit prier Moreau et plusieurs autres généraux de se rendre chez lui à la même heure.

Tous furent exacts. Quand les premières lueurs du jour éclairèrent la rue de la Victoire, il y régnait déjà une animation extraordinaire. Sébastiani et ses dragons, Moreau, Berthier, Murat et plusieurs autres généraux, les colonels et tous les officiers de la garnison, remplissaient la maison et la rue, se formaient en groupes, s'entretenaient avec chaleur; on initiait au projet ceux qui ne le connaissaient pas encore: il s'agissait, leur disait-on, « de frapper un grand coup, et de le frapper légalement ; la France allait cesser d'être en proie aux avocats (c'est ainsi que, depuis quelque temps, les militaires, et Bonaparte tout le premier, nommaient les orateurs des deux conseils); le pouvoir allait passer entre des mains dignes de l'exercer. »

Dès sept heures, aux Tuileries, le conseil des Anciens entrait en séance; la commission des inspecteurs de la salle, pour sauver les apparences, explique à la hâte, par l'organe de Cornet, cette réunion matinale, par l'imminence du danger: « Une conspiration contre la représentation nationale et contre la sûreté de la République a été ourdie dans l'ombre; déjà les conspirateurs sont arrivés en foule à Paris, et une révolution est sur le point d'éclater heureusement la Constitution donne au conseil des Anciens le moyen de sauver la République; ce moyen, qu'il faut employer à l'instant même, le voici transférer le Corps législatif à Saint-Cloud, pour le soustraire aux attentats des conspirateurs; charger du soin de maintenir la tranquillité publique un général investi de la confiance de la nation et sûr de l'obéissance de l'armée; ce général est tout prêt, c'est Bonaparte.» Lebrun, qui fut

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ensuite consul et architrésorier, Regnier, qui devint plus tard ministre de la justice, appuient la proposition, sur laquelle presque tous les membres étaient d'accord d'avance, et qui ne fut pas même discutée. Avant huit heures, deux décrets étaient rendus.

Par un de ces décrets, les deux conseils sont transférés à Saint-Cloud, et convoqués pour le lendemain, à midi.

Par l'autre, Bonaparte est nommé général en chef de toutes les troupes contenues dans la division militaire de Paris, de la garde du Corps législatif, de la garde du Directoire, et de toutes les gardes nationales de Paris et des environs. Ordre lui est donné de venir sur-le-champ prêter serment à la barre du conseil. Cornet est chargé d'aller lui porter les deux décrets et de l'amener.

Cornet arrive rue de la Victoire. Bonaparte était alors sur le perron de son hôtel et parlait aux officiers. Il saisit le décret que Cornet lui présente, le lit tout haut, et s'adressant aux officiers, leur demande s'il peut compter sur eux.

«

Oui,» s'écrient-ils. Seul, Lefebvre (depuis duc de Dantzick), commandant de la division militaire de Paris, gardait un silence d'humeur. « Et vous, Lefebvre, » lui dit Bonaparte, « refusez-vous de vous unir à moi pour sauver la patrie? Tenez, prenez ce sabre que je portais aux Pyramides; je vous le donne comme un gage de ma confiance. Eh bien, » dit Lefebvre, « allons, jetons les avocats à la rivière. » Tous ces officiers, tous ces colonels, tous ces généraux se mettent à la suite de Bonaparte; et escorté de ce magnifique état-major, il se présente à la barre du conseil. Les Anciens, à cet aspect, se sentent pleins d'espérance. Déjà Sieyès et Roger Ducos étaient venus se réunir à eux.

« Citoyens représentants, » dit Bonaparte, & la République allait périr; votre décret vient de la sauver. Malheur à ceux qui voudraient s'opposer à son exécution! Aidé du général Lefebvre, du général Berthier, de tous mes compagnons d'armes, je rendrai vains leurs efforts. Qu'on ne

cherche pas des exemples dans le passé pour inquiéter vos esprits; rien dans l'histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle ; rien dans la fin du xvíe siècle ne ressemble au moment actuel. Votre sagesse a rendu ce décret; nos bras sauront l'exécuter. Nous voulons. une République fondée sur la vraie liberté : nous l'aurons! Je le jure ! je le jure ! »

Ainsi il évita de prêter serment à la Constitution qu'il allait détruire. Un membre voulut faire remarquer cette omission; on lui imposa silence parce que, disait-on, le décret ne permettait plus de délibérer. L'Assemblée se sépare. Bonaparte descend dans le jardin, où il passe rapidement en revue les régiments qui arrivaient successivement; par ses paroles i les remplit d'espoir et d'audace, et des cris de joie lui répondent. De là Bonaparte retourne dans le palais, auprès de Sieyès et de Roger Ducos: les ministres, Cambacérès, Fouché et Talleyrand, et les chefs du conseil des Anciens se réunissent à lui et aux deux directeurs, et organisent toutes les mesures nécessaires pour maintenir l'ordre; à peine y eut-il au faubourg Saint-Antoine, autour de Santerre, une légère apparence d'agitation; Fouché, pour empêcher les municipalités parisiennes d'agir, publia un prétendu arrêté du Directoire qui les suspendait. Pour opérer la dissolution du Directoire, Sieyès et Roger Ducos, aux Tuileries, donnèrent leur démission; il fallait une troisième démission; on chargea Talleyrand d'aller la provoquer au Luxembourg. En même temps, Moreau se dirigea vers ce palais, à la tête de 500 grenadiers, renvoya la garde directoriale qui ne fit aucune résistance, occupa le palais et fit garder les directeurs à vue. Barras, qui ne s'était douté de rien, s'écria: « Ah! cet homme nous a tous joués!» Il avait trop l'intelligence des hommes et des choses pour essayer une lutte impossible; il remit, sans beaucoup de difficultés, sa démission entre les mains de Talleyrand, et avec une escorte de dragons que Moreau

lui donna pour sa sûreté, il se rendit à une de ses terres; il vécut encore trente ans avec un grand faste, et les Bourbons, à leur retour, ne l'inquiétèrent pas. Gohier et Moulins, apprenant que Barras était parti, s'esquivèrent du Luxembourg en habit bourgeois; tous deux acceptèrent plus tard des fonctions obscures.

Ainsi finit le Directoire.

Cependant les Cinq-Cents, ne comprenant rien à tout le mouvement qui se faisait autour d'eux, arrivent, tout effarés, à leur palais, à l'heure indiquée; ils y trouvent leur président, Lucien, qui leur notifie le décret de translation, les empêche, en vertu de la Constitution, de délibérer, et leur annonce leur convocation à Saint-Cloud pour le lendemain. Chacun se prépare à la hâte; divers sentiments les agitaient; parmi ces sentiments dominaient l'indignation et l'inquiétude; bientôt la route de Saint-Cloud fut couverte de troupes en marche, et de voitures emmenant les Anciens, les Cinq-Cents, un grand nombre de fonctionnaires et une foule de curieux. A Paris, le général en chef, seule autorité reconnue depuis que le Directoire n'existait plus, distribuait les commandements, assignait les postes, prenait toutes les mesures d'ordre, au milieu de la tranquillité la plus profonde.

La journée du 18 brumaire, tout à fait paisible, fut suivie d'une nuit aussi calme.

Le lendemain, le château de Saint-Cloud, où tous les généraux s'étaient rendus à la suite de Bonaparte, était inondé de troupes. La plus vive effervescence régnait parmi les députés. Tandis qu'on préparait à la hâte les salles du château pour les recevoir, ils se formaient en groupes dans le parc, circulaient d'un groupe à l'autre, s'entretenaient avec chaleur. La majorité des Cinq-Cents, la minorité des Anciens, exprimaient leurs craintes sur la substitution d'une dictature militaire à un gouvernement libre; quelques-uns s'emportaient violemment contre

Bonaparte, qu'ils accusaient de vouloir imiter César et Cromwell. Cependant la plupart consentaient à le faire entrer dans le gouvernement; mais on voulait que la liberté et l'égalité ne reçussent aucune atteinte; que la Constitution de l'an III fût maintenue. On parlait même de mettre Bonaparte hors la loi s'il essayait l'emploi de la force. Au milieu de cette agitation, plusieurs membres de la majorité des Anciens sentaient leur résolution fléchir, et rien n'était plus incertain que la détermination que prendraient les Conseils, lorsque enfin, à deux heures après midi, on vint avertir les députés que les salles de réunion étaient prêtes. Tous s'y précipitèrent.

Durant ces colloques, Bonaparte, dans une des salles du château, délibérait avec Sieyès et les autres chefs du mouvement. Sieyès n'était nullement certain du succès; une voiture, attelée de six chevaux de poste, l'attendait à une des portes du parc, prête à l'emmener en cas de revers. Cependant il montra de la présence d'esprit et du sang-froid; il encouragea Bonaparte à ne pas abandonner les Conseils à eux-mêmes et à presser l'événement, quel qu'il dût être, en se présentant dans leur sein.

Aux Cinq-Cents (ils étaient réunis dans l'orangerie), la séance avait commencé au milieu de l'agitation la plus violente. A peine Gaudin (depuis ministre des finances), chargé par Bonaparte et par Sieyès de prendre la parole, avait-il commencé d'émettre une proposition qui devait conduire à la création du gouvernement consulaire et à l'ajournement des deux conseils, que des cris violents l'interrompirent. « Point de dictature!... A bas les dictateurs!... Vive la Constitution!... Oui, la Constitution ou la mort! » Lucien essaye en vain de mettre fin au tumulte. Un député propose de prêter de nouveau serment à la Constitution de l'an III; l'adoption est acclamée : l'appel nominal a lieu, et chaque membre va prêter son serment à la tribune; Lucien est obligé de quitter son fauteuil pour

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