Page images
PDF
EPUB

de ses collègues, qui ne pouvaient comprendre dans quelle intention ce prêtre se donnait des allures militaires. En même temps, pour mieux s'assurer l'appui de l'armée, il noua des relations secrètes avec Bonaparte, à qui il destinait le second rôle dans cette nouvelle révolution, mais qui, comme nous verrons, ne jugea pas à propos de s'en contenter. Talleyrand, prévoyant la chute prochaine du gouvernement directorial, quitta le ministère; le portefeuille de la guerre fut donné à Bernadotte, qui le garda très-peu de temps; celui de la justice fut confié à Cambacérès, et celui de la police à Fouché (de Nantes), tous deux très-disposés à s'entendre avec Sieyès.

XXXVII

JOURNÉES DES 18 ET 19 BRUMAIRE AN VIII (9 ET 10 NOVEMBRE 1799). ABOLITION DE LA CONSTITUTION DE L'AN III.

Le règne du nouveau Directoire fut inauguré par les revers de nos armées. Tandis qu'en Souabe l'archiduc Charles obtenait de nouveaux succès, Souwaroff et ses Russes achevaient la conquête de l'Italie. A Novi, les Français perdaient et la bataille et leur jeune et vaillant général, Joubert, frappé à mort au moment où il prononçait ces mots Marchez toujours! Souwaroff se porta en Suisse, d'où il comptait marcher sur Besançon; en même temps une armée anglaise et russe de 40 000 hommes, ayant débarqué dans la presqu'île du Helder, menaçait la Hollande et la Belgique.

:

Trois hommes alors sauvèrent le territoire français : Moreau, en Italie, rallia les débris de l'armée française et empêcha sa destruction totale; Masséna, en Suisse battit complétement à Zurich l'armée russe de Korsakoff, et refoula celle de Souwaroff, qui, furieux de ses échecs, mécontent de ses lieutenants, de ses soldats, et encore

plus du gouvernement autrichien, s'en retourna en Russie avec les débris des deux armées; et Brune, en Hollande, après avoir repris le Helder et avoir écrasé près d'Alkmaër les Anglais et les Russes, leur imposa une capitulation par laquelle, heureux d'avoir la liberté de se rembarquer, ils s'obligeaient à rendre sans compensation 10 000 prisonniers français.

La joie que ces succès causèrent en France était bien troublée. Le nouveau Directoire avait hérité de l'impopularité de l'ancien. Les partis qui s'étaient momentanément ligués pour renverser le Gouvernement au 30 prairial s'étaient de nouveau désunis après leur triomphe. Le Directoire n'obtenait de temps en temps quelque succès auprès des Conseils qu'en cédant, selon l'occurrence, aux différents partis, et en employant avec eux un système de bascule qui le rendait de plus en plus méprisable à leurs yeux. A l'intérieur, les troubles sur plusieurs points prenaient le caractère d'une guerre civile. Les insurrections royalistes ne cessaient d'inquiéter les intérêts moraux et matériels créés par la Révolution; ces intérêts ne pouvaient se consolider qu'au moyen de l'ordre, et l'ordre paraissait incompatible avec le gouvernement directorial. C'est alors que fut longuement discutée et enfin votée, au milieu de la plus violente opposition, la fameuse loi des otages. Par cette loi, les anciens nobles, les parents ou alliés des émigrés et des hommes qui avaient fait partie de quelque rassemblement, étaient considérés comme otages, et déclarés civilement et personnellement responsables des désordres; l'administration pouvait les incarcérer dans des maisons où ils vivraient à leurs frais; et pour chaque meurtre qui serait commis, quatre otages seraient, par mesure administrative, condamnés à la déportation. Tout en armant le Directoire de ces moyens révolutionnaires, les Conseils limitaient le plus possible sa puissance, lui interdisaient le droit d'autoriser des scissions électorales,

de supprimer les journaux, de fermer les clubs. Au plus fort de cette anarchie, Sieyès et Roger Ducos, certains d'avance de l'assentiment des Anciens, firent secrètement avertir Bonaparte que le moment d'agir était venu.

Après avoir achevé la conquête de l'Egypte, Bonaparte s'était porté en Syrie, où il avait gagné la bataille du mont Thabor, l'un de ses plus éclatants faits d'armes; puis, contraint de lever le siége de Saint-Jean d'Acre, après soixante jours de tranchée ouverte, il était revenu en Egypte pour repousser une armée de Turcs qui, à l'aide des Anglais, venaient d'opérer une descente dans ce pays; il avait jeté dans la mer l'armée ennemie, à Aboukir, dans un combat après lequel Kléber, qui avait quelquefois plaisanté sur sa petite taille, lui dit avec enthousiasme : « Général! vous êtes grand comme le monde ! » C'est après cette victoire que, se conformant aux avis que Sieyès, et d'autres encore, lui adressaient de Paris, et donnant pour prétexte son désir de défendre le territoire français, menacé d'une invasion, il remit l'armée d'Égypte entre les mains de Kléber, et s'embarqua secrètement pour la France. Berthier, Lannes, Murat, et quelques autres de ses plus illustres lieutenants, l'accompagnaient. Il débarqua auprès de Fréjus, et au bout de sept jours, après avoir été sur sa route l'objet d'une ovation continuelle, il arriva à Paris.

Il y fut accueilli en homme qui est maître de la situation; les militaires, surtout, qui espéraient par lui arriver au pouvoir et à tous les avantages dont le pouvoir fait jouir ceux qui le possèdent, firent éclater le plus vif enthousiasme : seuls, Bernadotte, Jourdan, Augereau, attachés à la République, se tinrent à l'écart; Moreau, qui était aussi à Paris, et que Bonaparte gagna par les plus gracieuses avances, déclara qu'il ne voulait se mêler à aucun complot, mais que le jour de l'exécution on pouvait compter sur lui. Dans tout Paris circulait ce mouve

ment fiévreux, précurseur des grands bouleversements politiques; mais la population n'avait nulle envie de s'y mêler, elle laissait faire: on pensait, d'ailleurs, qu'il ne s'agissait que de fortifier le gouvernement et de satisfaire l'armée, en faisant entrer dans le Directoire, contrairement à la constitution, Bonaparte, qui n'avait pas l'âge,

Entre le jour où Bonaparte arriva à Paris, et celui où son plan fut définitivement arrêté, il s'écoula environ trois semaines.

Ces trois semaines furent bien employées par lui et les siens.

Le Directoire, au contraire, restait inactif. Sieyès et Roger Ducos étaient les chefs du complot, ou croyaient l'être; les trois autres directeurs, Barras, Gohier et Moulins, étaient trahis par leur ministre de la police, Fouché, qui leur laissait tout ignorer. Barras, d'ailleurs, ne songeait qu'à ses plaisirs; et quant à Gohier, dont la femme était chaque jour invitée et choyée par Mme Bonaparte, il était complétement dupe.

A la tête de ceux qui travaillaient l'opinion en faveur du prochain changement étaient Talleyrand, Regnaud-deSaint-Jean-d'Angély, Roederer, Garat, et les membres les plus influents du conseil des Anciens. Ce conseil, presque tout entier dévoué à Sieyès, était prêt à user en sa faveur de tous les moyens dont il pouvait disposer. Dans le conseil des Cinq-Cents, au contraire, la majorité était franchement et vivement républicaine; mais cette majorité était si loin de penser que l'ambition de Bonaparte allait jusqu'à aspirer au pouvoir suprême, que, pour lui faire honneur, elle venait d'élever à la présidence son frère Lucien.

Quand tout parut mûr pour l'exécution, le plan que voici fut arrêté, entre Bonaparte et Sieyès, dans une conférence qui eut lieu, un soir, au palais du Luxembourg, chez ce directeur.

Faire rendre par les Anciens un décret qui transférerait le Corps législatif à Saint-Cloud, et qui mettrait la force armée sous le commandement de Bonaparte; obtenir ou arracher la démission du Directoire; puis, à Saint-Cloud, faire décréter par les Conseils, en fait, l'établissement d'un gouvernement provisoire composé de trois consuls, Sieyes, Roger Ducos et Bonaparte; et, en principe, la formation d'une constitution nouvelle. Sieyès avait cette constitution toute prête dans ses cartons, d'où heureusement elle ne devait pas sortir.

L'exécution dut avoir lieu trois jours après cette conférence, c'est-à-dire le 18 brumaire an VIII, ou 9 novembre 1799.

Pendant la nuit qui précéda cette fameuse journée, les chefs du conseil des Anciens (on les appelait les inspecteurs de la salle, et ils étaient investis, dans l'intérieur du palais, d'une sorte de puissance exécutive), auxquels s'était joint Lucien Bonaparte, président du conseil des Cinq-Cents, se tinrent en permanence aux Tuileries, afin de concerter les mesures qui, le lendemain, faciliteraient l'action des Anciens et paralyseraient l'opposition des Cinq-Cents. On avait fermé les rideaux et les volets des fenêtres, pour que le public ne fût pas averti, par les lumières, de cette réunion insolite. On prépara tout d'avance, même le texte des décrets qui seraient rendus. On convoqua le conseil des Anciens pour sept heures du matin, et celui des Cinq-Cents pour onze, afin que les décrets des Anciens fussent rendus avant même que les Cinq-Cents pussent se réunir.

Pendant cette même nuit, et pendant la soirée qui l'avait précédée, Bonaparte n'avait pas perdu un moment. Sébastiani, colonel du 9° de dragons, en garnison à Paris, lui promit de distribuer ses hommes dès cinq heures du matin autour des Tuileries, et de venir lui-même, à la tête de 200 cavaliers, occuper la rue de la Victoire.

« PreviousContinue »