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A l'intérieur, le Directoire n'était pas moins heureux; depuis le 18 fructidor, les deux conseils adoptaient avec empressement toutes ses propositions; et toutes les fois. qu'il lui plaisait de violer les lois, ils convertissaient en loi la violation même. Car il ne faut pas l'oublier, ces deux conseils, c'était encore la Convention. Nous avons vu quel avait été le sort des élections de l'an vi; nous allons voir quel fut le sort de celles de l'an vII.

L'approche de ces élections avait naturellement excité une assez vive agitation dans le pays. Mais les souvenirs de fructidor étaient si récents, et en outre les masses étaient tellement dégoûtées de toute participation aux affaires politiques, que la plupart des gens paisibles n'allèrent pas aux assemblées primaires. Ces assemblées restèrent donc en proie aux Jacobins, et la majorité des électeurs se composa d'hommes de leur parti, en général turbulents et audacieux. Le Directoire, qui avait préparé ou approuvé d'avance des choix pour chaque collége, prévit la chute de ses candidats et l'avénement d'une nouvelle fraction législative qui déplacerait les majorités en sens inverse de celle de fructidor, en sorte que les Jacobins, au lieu d'être tolérés et protégés par lui, seraient en position ou de le protéger à leur tour ou de le renverser. Contre ce péril voici ce qu'il imagina.

Prévoyant que dans les colléges électoraux surgirait une lutte très-vive, parce que presque partout il y aurait, en face d'une majorité violente, une minorité mécontente et opprimée, il enjoignit aux autorités départementales de mettre un local à la disposition des minorités électorales qui, pour des motifs d'illégalité ou de violences, feraient scission avec la majorité. Cette scission eut lieu, en effet, dans la plupart des colléges, et il y eut ainsi deux élections faites, l'une par la majorité des électeurs, l'autre par la minorité scissionnaire. Sur d'autres points, les Jacobins, par un raffinement de ruse, se tinrent parfaite

ment tranquilles, et firent échouer les candidats du Directoire en nommant des royalistes.

Ainsi s'accomplirent les élections de l'an vII, au milieu d'une agitation que les souvenirs de fructidor, l'indifférence des masses et la présence des troupes rentrées à l'intérieur, empêchèrent de dégénérer en collisions sanglantes.

Quand toutes les élections et contre-élections furent terminées, le Directoire s'en déclara juge. Sur les listes de la majorité et de la minorité, il prit qui lui plaisait, élimina qui lui déplaisait; et quant aux élections royalistes faites sans désordres et sans scission par les majorités jacobines de quelques colléges, il les déclara nulles.

Puis il présenta son travail, sous forme de proposition, aux deux conseils, pour le faire convertir en loi. Dans son message il représente la plupart des opérations électorales comme étant le résultat d'une vaste conspiration ourdie par les anarchistes; il expose les violences auxquelles ils se sont livrés dans les colléges; il leur reproche leur ingratitude envers un gouvernement qui avait rouvert leurs clubs et qui a été ensuite contraint de les fermer; il les accuse de vouloir inaugurer de nouveau le règne de la Terreur; enfin il les accuse aussi d'être royalistes.

Les deux conseils convertirent en loi la proposition du Directoire.

Cet événement, si grave, et qui cependant passa presque inaperçu, eut lieu dans le mois de floréal.

Le coup d'État de fructidor, le nouveau coup d'État de floréal, accoutumaient la nation à ne plus regarder la constitution de l'an III comme une chose sérieuse, et la préparaient à voir sans étonnement un nouveau coup d'État dirigé contre ceux qui avaient fait les deux autres.

L'homme à qui cette œuvre était réservée, Bonaparte, était parti de Toulon, avec trente-six mille soldats et un cortége de savants; parmi les premiers on remarquait

Menou, Berthier, Desaix, Kléber, Regnier, Murat, Lannes, Davoust, Junot, Marmont; parmi les seconds, Berthollet, Desgenettes, Larrey, Thouin, Geoffroy Saint-Hilaire, Conte, Monge, Denon, Redouté, Parseval-Grandmaison: tant la France était alors féconde en noms illustres. Quatre cents bâtiments de transport étaient convoyés par une flotte de 72 navires de guerre, que montaient 10 000 soldats de marine, et que commandait Brueys, ayant sous ses ordres du Petit-Thouars et Casa-Bianca. Malte fut pris en passant; ainsi finit la souveraineté de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, un des plus étranges gouvernements qui aient jamais existé. On allait détruire en Égypte un gouvernement plus étrange encore, celui des

mamelucks.

Ces mamelucks étaient une milice qui, sous la haute souveraineté, plus nominale que réelle, de la Porte Ottomane, gouvernait, c'est-à-dire pressurait et tyrannisait l'Egypte. Rarement ces mamelucks, dont l'adolescence. était dépravée, avaient des enfants; ou s'ils en avaient, ils ne les faisaient jamais entrer dans leur corps, qui se' recrutait presque exclusivement de jeunes esclaves achetés en Circassie, en Mingrélie et en Géorgie. Ces mamelucks avaient aussi à leur solde des troupes turques et arabes. Le débarquement de l'armée française fut heureux, et Alexandrie tomba immédiatement en notre pouvoir.

L'Égypte vit se renouveler les prodiges de valeur et d'habileté dont l'Italie venait d'être témoin. Quand notre armée, après une longue et pénible marche dans les sables, aperçut les pyramides, on dit qu'elle fut frappée d'enthousiasme; elle saluait, elle battait des mains; Bonaparte, profitant de l'émotion générale, dit : « Songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent, » et le lendemain, au pied de ces mêmes monuments, il gagna une bataille fameuse, qui écrasa pour jamais les mamelucks et lui livra le Caire. Ces succès eurent une com

pensation cruelle dans la perte de notre flotte, mouillée désavantageusement dans la rade d'Aboukir, et que l'amiral anglais Nelson vint attaquer et détruire. Nos troupes contemplèrent du rivage ce désastre avec une colère impuissante. Leur ardeur n'en fut pas ralentie. En moins d'un an l'Egypte fut conquise tout entière.

Que se passait-il cependant en Europe? A l'intérieur, la France, quoique une fermentation sourde ne cessât d'y régner, paraissait tranquille, si ce n'est que, dans la Bretagne et dans les provinces voisines, les chouans infestaient encore les routes, et, sous prétexte de servir la cause royaliste, s'emparaient, à leur profit personnel, des caisses publiques. Le pays de Liége et les bords du Rhin, troublés par des insurrections bientôt réprimées, furent aussi ravagés par des brigands désignés sous le nom de chauffeurs. Le Directoire s'occupait moins de mettre fin à tous ces brigandages que de redoubler de précautions et de sévérité contre les émigrés et leurs familles, ainsi que contre les prêtres.

En même temps, à l'extérieur, le Directoire manifestait une turbulence et une ambition qui ne promettaient pas à la paix continentale, non encore définitivement conclue, une longue durée. C'est un défaut trop commun chez les Français, que de vouloir régler les autres peuples à leur mode, et d'imposer, partout où ils dominent, ce que leur volonté changeante vient d'établir chez eux Le Directoire poussa fort loin cette manie: partout où il put faire dominer son influence, il renversa toutes les institutions anciennes, pour établir un gouvernement républicain, composé d'un directoire, d'un conseil des Anciens, et d'un second conseil plus nombreux. La république cisalpine fut organisée sur ce modèle; Gênes, pour avoir l'appui de la France, dut l'adopter aussi, et se transformer en république ligurienne; même condition fut imposée à la Hollande, qui dut substituer à son nom

celui de république Batave. La Suisse se reposait en vain sur sa neutralité, jusque-là respectée de toute l'Europe : le Directoire, profitant de quelques divisions qui venaient d'éclater dans cette république fédérale, dont, au reste, l'organisation alors était l'objet de très-justes reproches, la fit envahir par Brune à la tête d'une forte armée; il y eut résistance, soulèvements, guerre civile; la Suisse fut cruellement ravagée, et en même temps pillée par les commissaires du Directoire, dont le chef, par une singularité assez remarquable, s'appelait Rapinat; mais Rapinat était probe et ne pillait point pour lui-même : il envoya au Directoire, sans en rien distraire, tous les millions dont il dépouilla les villes, les églises, les châteaux. La Suisse devint la république Helvétique, et eut un gouvernement modelé sur celui de la république française. Mulhouse, ville jusqu'alors indépendante sous la protection de la Suisse, fut réunie à la France : c'est tout ce qui nous est resté de tant de conquêtes.

Quelque temps avant l'invasion de la Suisse, Rome et les Etats pontificaux avaient été aussi érigés en république par le Directoire. Voici à quelle occasion. Une émeute avait éclaté dans cette ville; les soldats pontificaux chargés de la réprimer avaient poursuivi les insurgés jusque dans le palais de l'ambassade française, et au milieu de ce désordre avaient tué le jeune général Duphot, qui se trouvait auprès de Joseph Bonaparte. Le gouvernement pontifical ne sévit pas contre les auteurs de ce crime, ne fit que très-tard des excuses, et les fit de fort mauvaise grâce. L'ambassadeur, indigné, quitta Rome, que bientôt les troupes françaises envahirent. Le gouvernement pontifical ne fit aucune résistance: la république romaine fut proclamée; et, en attendant qu'elle eût deux conseils, elle eut cinq directeurs, auxquels, par respect pour les souvenirs de l'histoire, on donna le nom de consuls. Provisoirement, le pays fut administré militairement par

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