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perd patience, et Bezenval aussi; et par ordre de Bezenval, Lambesc, à la tête d'un détachement de ses dragons, entre dans le jardin des Tuileries pour repousser les agresseurs. La population refoulée pousse un cri d'épouvante. Lambesc, à la tête de son peloton, retourne bride et repasse le pont d'autant plus vite que l'on se précipitait pour fermer les grilles derrière lui et pour lui couper la retraite. En ce moment il y eut un encombrement, et un vieillard, qui fuyait près du pont tournant, fut frappé d'un coup de sabre par un dragon, et non, comme

on l'a tant dit, par Lambesc lui-même.

Aussitôt dans tout le jardin, et de là dans toutes les rues voisines et dans la ville entière, retentissent ces cris: « Aux armes! on sabre le peuple!» La révolte se déclare, elle est complète. Les boutiques des armuriers sont enfoncées et pillées; des gardes françaises, qu'on avait par précaution consignés dans leurs casernes, s'en échappent; ils viennent au Palais-Royal, avec leurs armes, se mettre à la disposition de l'émeute, et de là, suivis d'une foule nombreuse, ils courent vers la place Louis XV en poussant des cris de mort contre Royal-Allemand et contre son colonel.

Mais la place Louis XV était déserte; Bezenval avait fait retirer les troupes, les unes à Saint-Denis, les autres au champ de Mars, et la ville restait abandonnée à ellemême. La nuit approchait.

La population, qui se soulevait dans tous les quartiers, regardant les électeurs comme ses représentants et ses chefs immédiats, demandait à grands cris leur *réunion.

Les électeurs, qui étaient à peu près tous dans le sens du grand mouvement national, mais qui n'auraient pas voulu le voir s'accomplir ainsi, arrivent de tous côtés à l'hôtel de ville, également inquiets et des événements qui allaient surgir et de la responsabilité qui allait peser

sur eux-mêmes. Malgré les cris et les menaces de la multitude qui remplissait la place, et qui inondait les escaliers et les salles de l'hôtel de ville, ils refusèrent constamment de délibérer tant qu'ils ne furent pas en nombre; ils finirent cependant par permettre qu'on ouvrit les portes des magasins d'armes qui existaient dans le palais municipal, de peur qu'elles ne fussent enfoncées. Enfin, à onze heures de la nuit, ils se trouvèrent en nombre; il y avait autour d'eux moins de foule, moins de clameurs, et ils purent délibérer.

Avant tout, ils prescrivent d'urgence la formation d'une milice bourgeoise de trente mille hommes, et rédigent une demande à l'Assemblée nationale pour obtenir son adhésion.

Ils ordonnent que les soixante districts se reforment dans les mêmes locaux où avaient eu lieu les élections, et que les citoyens s'y réunissent pour former les cadres de la milice bourgeoise et pour veiller au maintien de l'ordre.

Ils décident qu'ils se disperseront eux-mêmes pour aller dans tous les postes armés qui venaient de s'improviser dans la ville, afin de prier les citoyens de superséder, au nom de la patrie, à toute espèce d'attroupement et de voies de fait.

Ils déclarent maintenir les pouvoirs des magistrats municipaux en exercice, et notamment de Flesselles, prévôt des marchands (tel est le titre que l'on donnait alors au premier magistrat municipal de Paris).

Enfin, ils créent dans leur sein un comité permanent, chargé de les représenter, investi de tous leurs pouvoirs, et dont le service ne devait cesser ni jour ni nuit.

Pendant toute la nuit, une grande partie de la population fut sur pied; les patrouilles formées par les citoyens ne cessaient de se croiser dans les rues; toutes les fenêtres étaient éclairées; de temps en temps on entendait des coups de fusil, des cris d'alarme; aux barrières, les mal

faiteurs achevaient leur œuvre de démolition et d'incendie.

Ainsi se passa à Paris la journée du dimanche. Sur le soir de ce même jour, il y eut à Versailles beaucoup d'agitation; on apprit le désordre qui avait éclaté à Paris, et, quoiqu'on fût bien loin d'en soupçonner la gravité, on crut devoir rompre toutes les communications entre les deux villes. Les ponts de Sèvres et de Saint-Cloud furent occupés par de l'artillerie et des troupes, et la circulation fut empêchée; en sorte que, sur le déclin du jour, toute communication, toute correspondance entre Paris et Versailles, étaient, par une suite naturelle de tous ces faits, impossibles.

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Le lendemain lundi, les relations entre l'Assemblée nationale et la cour s'enveniment encore. L'Assemblée redouble d'énergie. Elle déclare solennellement « que Necker et les autres ministres qui viennent d'être éloignés emportent son estime et ses regrets; que les nouveaux ministres et les personnes qui conseillent le roi, de quelque rang et de quelque état qu'ils puissent être (elle voulait désigner la reine et le comte d'Artois), sont personnellement responsables des malheurs présents et de ceux qui peuvent suivre; que la dette publique a été mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté française, et que nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute; enfin qu'elle persiste dans ses précédents décrets. » Et, par un choix significatif, elle nomme pour son vice-président (elle n'en avait pas eu jusqu'alors) Lafayette, si célèbre par sa coopération au succès de l'insurrection américaine.

Pendant qu'à Versailles l'Assemblée prenait cette attitude, Paris s'armait. Le gouvernement avait cru peut-être que l'inaction des troupes réunies à Saint-Denis et au champ de Mars, en témoignant de ses intentions pacifiques, apaiserait la fureur populaire : il n'en fut rien. Les arrêtés

de la nuit s'exécutaient. Les soixante districts étaient réunis et s'organisaient militairement; les anciens bureaux électifs s'y étaient installés et dirigeaient tout. A Saint-Etienne du Mont, le curé eut la présidence, et devint, pour un moment, le chef de la force armée. Un même esprit semblait animer cette population immense. Partout on cherchait des armes; par ordre du comité permanent, tous les ouvriers en fer étaient occupés, depuis l'aube du jour, à forger des piques grossières: mais c'étaient des armes à feu qu'il fallait. Pour en avoir, les citoyens des divers districts allaient à l'hôtel de ville s'adresser à Flesselles. Flesselles, importuné et ne se doutant pas de la gravité des circonstances, se débarrassait des demandeurs en les envoyant au hasard dans le premier endroit qui lui venait à la pensée; mais les chercheurs n'ayant rien trouvé, et ne se décourageant pas, revenaient s'adresser à lui. Nouvelle indication de sa part, aussi hasardée que la première. De là irritation, soupçons de duplicité et de trahison, et, dans ces moments terribles, malheur à qui est soupçonné!

Dans l'après-midi, les gardes françaises, à qui Bezenval avait donné ordre d'abandonner leurs casernes et de se replier sur Saint-Denis, n'eurent pas plutôt fait quelques pas hors de la ville, qu'ils se déclarèrent en révolte ouverte, et, abandonnant leurs officiers, ils amenèrent leurs canons à l'hôtel de ville; puis, se dispersant dans Paris, ils aidèrent la population à former des barricades et à établir partout des postes, des corps de garde. A chaque instant des soldats s'échappaient du champ de Mars ou de Saint-Denis, et venaient avec armes et bagages se réunir à la population.

Dans la soirée, on découvrit sur la Seine, près du Louvre, un bateau chargé de cinq milliers de poudre. La poudre fut transportée à l'hôtel de ville, déposée dans une salle basse, et confiée à un ecclésiastique, membre

du comité permanent, qui passa la nuit à en faire la distribution. Cette découverte devint un nouveau sujet de colère contre Flesselles, qui devait connaître l'existence de ces munitions et l'avait tenue cachée.

Dès ce moment on commença à tirer à intervalle des coups de canon, afin de tenir la population en éveil.

« La nuit du 13 au 14, » dit le Moniteur, « se passa sans événement, mais non sans inquiétude. La sombre illumination des rues, la marche rapide des cohortes nombreuses qui parcouraient la ville en silence, les accents lugubres qui avertissaient par intervalles de retirer ou de remettre les lampions, les pavés et les meubles amoncelés sur beaucoup de fenêtres, tout présentait l'idée d'un danger d'autant plus terrible, qu'on ne pouvait en mesurer l'étendue. »

Pendant toute cette nuit, le Palais-Royal ne désemplit pas; on y faisait les motions les plus violentes on mettait à prix, par un jeu cruel, les têtes du comte d'Artois, du prince de Condé, de Breteuil, de Broglie, de Foulon, de son gendre, Berthier, intendant de Paris, de Bezenval; on décidait qu'il fallait dès le lendemain matin aller chercher des armes à l'arsenal des Invalides et attaquer la Bastille.

Dès l'aurore du mardi 14 juillet, jour devenu si célèbre, le comité permanent de l'hôtel de ville ne pouvait suffire aux demandes de toute nature que lui adressait une multitude immense, réunie sur la place. « Aux Invalides! >> s'écriaient mille voix. Le comité consent. Une foule d'hommes armés et non armés se mettent en marche. L'entreprise était périlleuse; les troupes réunies au champ de Mars pouvaient non-seulement empêcher ce coup de main, mais faire payer cher aux assaillants leur audace.

A la tête de l'attroupement marchait un magistrat municipal; avec lui étaient quelques compagnies des gardes françaises; la foule grossit énormément pendant le trajet,

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