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Cette ville avait été partagée pour les élections en soixante districts. Les électeurs qui, choisis par les districts, avaient nommé les députés deux mois auparavant, se constituèrent à l'hôtel de ville, avec l'agrément de l'autorité, sous le nom de représentants de la commune.

L'Assemblée nationale, qui, au milieu des périls dont elle était évidemment menacée, continuait ses travaux avec un calme inébranlable, se lassa de perdre un temps précieux à discuter sur les prétentions de la noblesse, qui, comme je l'ai dit, voulait se faire donner de nouveaux mandats. Elle mit fin au débat en déclarant, à une majorité de sept cents voix, qu'il n'y avait lieu à délibérer.

A peine fut-elle délivrée de cet embarras que Mirabeau, par un discours plein de véhémence, appela ses délibérations sur la gravité des circonstances, sur les dangers de Paris et de l'Assemblée, et sur la concentration des troupes.

Après avoir exprimé son indignation sur cet appareil militaire déployé autour de la représentation nationale, et peut-être contre elle, il attribue à cette cause l'excessive fermentation des esprits:

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Quelle est l'époque de la fermentation? Le mouvement des soldats, l'appareil militaire de la séance royale. Avant, tout était tranquille; l'agitation a commencé dans cette triste et mémorable journée. Faut-il s'étonner si le peuple a conçu des alarmes lorsqu'il a vu les instruments de la violence dirigés, non-seulement contre lui, mais contre une assemblée qui doit être libre pour s'occuper avec liberté de toutes les causes de ses gémissements? Comment le peuple ne s'agiterait-il pas lorsqu'on lui inspire des craintes contre le seul espoir qui lui reste? Ne sait-il pas que, si nous ne brisons pas ses fers, nous les aurons rendus plus pesants, nous aurons livré sans défense nos citoyens à la verge impitoyable de leurs ennemis, nous

aurons ajouté à l'insolence du triomphe de ceux qui les dépouillent et qui les insultent? »

Ici l'orateur jette sur l'avenir une lueur prophétique : « Ont-ils prévu, les conseillers de ces mesures, ontils prévu les suites`qu'elles entraînent pour la sécurité même du trône? Ont-ils étudié dans l'histoire de tous les peuples comment les révolutions ont commencé, comment elles se sont opérées? Ont-ils observé par quel enchaînement funeste de circonstances les esprits les plus sages sont jetés hors de toutes les limites de la modération, et par quelle impulsion terrible un peuple enivré se précipite vers des excès dont la première idée l'eût fait frémir? Ontils lu dans le cœur de notre bon roi? Connaissent-ils avec quelle horreur il regarderait ceux qui auraient allumé les flammes d'une sédition, d'une révolte, peut-être (je le dis en frémissant, mais je dois le dire) ceux qui l'exposeraient à verser le sang de son peuple, ceux qui seraient la cause première des rigueurs, des violences, des supplices dont une foule de malheureux seraient la victime? »

L'orateur conclut ainsi :

« Mais, messieurs, le temps presse; je me reproche chaque moment que mon discours pourrait ravir à vos sages délibérations. Je propose qu'il soit fait au roi une très-humble adresse pour lui demander le renvoi des troupes. »

Lafayette, Siéyès, Chapelier, Target, Grégoire, parlent dans le même sens.

La motion de Mirabeau est votée, et dès le lendemain Mirabeau présente et l'Assemblée adopte par acclamation une adresse au roi pour le renvoi des troupes, adresse admirable de logique et d'éloquence, brûlante de patriotisme, et respirant le plus tendre dévouement pour Louis XVI.

Mais le conseil occulte avait triomphé. Les événements allaient se précipiter d'une manière fatale. Quand, au nom de l'Assemblée, Clermont-Tonnerre présenta au roi

l'adresse, il répondit froidement que la concentration des troupes n'avait d'autre objet que de protéger l'ordre public menacé; que si l'Assemblée voulait s'éloigner des troupes, il la transporterait, sur sa demande, à Soissons ou à Noyon, et se transporterait lui-même à Compiègne.

Necker n'était plus ministre. Ce jour-là même, à trois heures, il avait reçu un billet du roi qui, acceptant sa démission offerte le lendemain de la séance royale et refusée alors, lui enjoignait de quitter sur-le-champ le royaume, et lui demandait que son départ fût prompt et secret. Breteuil avait proposé de le faire arrêter, craignant qu'il ne se jetât dans Paris et n'excitât une sédition; mais Louis XVI avait répondu : « Je suis sûr de M. Necker. » Quand le billet lui fut remis, il allait se mettre à table, et ses nombreux convives ne purent lire sur son visage rien de ce qui se passait. Il eut l'idée de demander à Louis XVI un dernier entretien, pour l'éclairer sur l'abîme où des conseils insensés l'entraînaient; il s'abstint, craignant que sa démarche ne fût attribuée à l'intérêt personnel, et, après dîner, il partit sur-le-champ, sous un nom supposé, sans même avertir sa fille, Mme de Staël, qui lui était si chère.

En même temps furent renvoyés les autres ministres, Saint-Priest, Montmorin, La Luzerne. Il ne resta que le garde des sceaux Barentin. Breteuil fut mis à la tête du nouveau ministère; le maréchal de Broglie fut ministre de la guerre; le successeur de Necker aux finances fut Foulon.

Quels étaient les projets de ce ministère et du conseil occulte qui l'avait fait nommer? C'est ce qu'on n'a pu exactement savoir. Mais ce qui est certain, c'est qu'ils n'auraient jamais obtenu que Louis XVI donnât l'ordre de verser le sang ou rétractât ses promesses. Il espérait qu'un très-grand déploiement de forces, ôtant à une émeute toute chance de succès, la rendrait impossible.

IV

PRISE DE LA BASTILLE.

Le lendemain, dimanche 12 juillet, à Paris, dans la matinée, on ignorait encore le renvoi de Necker; mais de sourdes rumeurs sur les projets de la cour circulaient; partout régnait une inquiétude vague. D'énormes affiches, apposées par ordre de l'autorité sur tous les murs, engageaient les Parisiens à être tranquilles, et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, redoublaient les alarmes. Le Palais-Royal était plein d'une foule énorme qui s'entretenait avec animation.

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Tout à coup arrive au milieu de cette foule la nouvelle du renvoi de Necker et de son remplacement par Foulon. L'effet fut celui d'une mèche enflammée tombant sur des barils de poudre. « Aux armes!» s'écrient plusieurs voix, ou nous allons être tous égorgés. » On répond à ce cri par des acclamations et par des hurlements. Camille Desmoulins monte sur une table, et d'une main montrant un pistolet, de l'autre arrache une feuille d'arbre, et la met à son chapeau comme une cocarde. Tout le monde l'imite; en un instant tous les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, et chacun, en arborant cette cocarde improvisée, se déclare en quelque sorte soldat. On décide qu'en signe de deuil il n'y aura ce jour-là ni spectacles, ni danses, ni réjouissances d'aucune sorte. Des jeunes gens vont en toute hâte porter dans les divers quartiers de Paris, avec cette consigne, qui fut partout obéie, le signal de l'insurrection; ils répandent en même temps les bruits affreux qui circulaient dans le Palais-Royal: que de Broglie, Breteuil et Foulon, obéissant aux inspirations de la reine et du comte d'Artois, allaient en finir avec les

embarras financiers, en décrétant la banqueroute; avec les résistances de l'Assemblée, en la chassant; avec l'agitation des Parisiens, en les mitraillant. Un groupe, sorti du Palais-Royal, va prendre dans un salon de figures de cire les bustes du duc d'Orléans et de Necker, les couvre d'un crêpe de deuil, et les promène dans les rues en poussant des cris de vengeance. Ce rassemblement s'éleva bientôt à près de cinq mille personnes.

Le commandement militaire de Paris avait été confié par le maréchal de Broglie au baron de Bezenval. Bezenval avait ordre, en cas d'émeute (car c'est tout ce qu'on craignait, et personne à Versailles n'avait prévu cette conflagration effrayante), de ménager la population. Il réunit ses troupes sur la place Louis XV, qu'on appelle aujourd'hui place de la Concorde; de là un détachement de dragons, se précipitant sur la place Vendôme, où le rassemblement venait d'arriver, le dispersa, et le buste de Necker fut brisé. Comme Bezenval, n'ayant pas assez de monde pour garder toutes les barrières, en avait retiré ses soldats, elles furent aussitôt assaillies par des bandes de malfaiteurs, qui se mirent à les brûler et à les démolir. Outre ceux que recèle toujours une grande capitale, il en était accouru des provinces un grand nombre, attiré par l'espoir du désordre; c'est ce qui explique une partie des faits qui vont suivre.

Cependant, sur la place Louis XV, les troupes, entourées d'une foule qui ne cessait de leur lancer des pierres et des injures, restaient immobiles, par l'ordre de leurs chefs. Le régiment de Royal-Allemand, rangé en bataille, faisait face à la grille des Tuileries1, et, de derrière cette grille et de dessus le pont tournant, on lançait avec sécurité des pierres qui atteignaient les soldats. Leur colonel, le prince de Lambesc (qui depuis porta le titre de duc d'Elbeuf),

1. Le jardin des Tuileries était alors séparé de la place par de trèslarges fossés; le pont tournant servait de communication entre la place et le jardin.

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