Page images
PDF
EPUB

Impatient d'appeler à son aide l'influence si puissante de la publicité périodique, Mirabeau publia le soir même, et sans se conformer aux lois qui régissaient alors la presse, le compte rendu de cette séance, sous forme de premier numéro d'une publication ayant pour titre Journal des états généraux. Un arrêt du conseil, provoqué par Necker, supprima dès le lendemain cette feuille, comme non autorisée. (Ces sortes d'arrêts étaient rendus au nom du roi, le plus souvent sans qu'il en sût rien.) A l'instant même Mirabeau publie une lettre à ses commettants, répandue avec profusion dans le public: « Il est donc vrai que, loin d'affranchir la nation, on ne songe qu'à river ses fers; c'est en face de la nation assemblée que l'on ose produire ces décrets auliques, où l'on attente à ses droits les plus sacrés!... Personne n'ignore aujourd'hui que les arrêts du conseil sont des faux éternels, où les ministres se permettent d'apposer le sceau du roi. On ne prend pas même la peine de déguiser cette étrange malversation!... Vingtcinq millions de voix demandent la liberté de la presse. La nation et le roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières. Eh bien! c'est alors qu'un ministre soi-disant populaire ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, et traiter comme objet de contrebande l'indispensable exportation de la vérité. »

Voilà l'attitude que prit Mirabeau dès le premier jour. L'opinion, à Paris, se prononça avec une telle énergie en sa faveur, que l'interdit jeté sur sa feuille dut être immédiatement levé. Par une conséquence nécessaire, la presse fut déclarée tout à fait libre, et une foule de publications périodiques surgirent, toutes plus ardentes les unes que les autres; dès ce premier moment, la liberté de la presse dégénéra en une licence effrénée, dont l'influence sur les événements qui vont suivre fut incalculable.

Dès le lendemain de la séance d'ouverture, le tiers état s'était réuni dans la salle très-vaste où cette séance avait

eu lieu ; là, il attendait ou feignait d'attendre que les deux autres ordres vinssent se réunir à lui pour la vérification des pouvoirs; dès ce moment, il rejeta l'appellation de tiers état, comme n'étant qu'un signe ordinal relatif à la préséance des deux autres ordres, et adopta celle de députés des communes; l'assemblée des communes, se déclarant incomplète jusqu'à ce que les deux autres ordres se fussent réunis à elle, ne voulut faire aucun acte pour se constituer, et se mit sous la présidence de son doyen d'âge.

Mais le clergé et surtout la noblesse n'étaient nullement disposés à consentir à cette vérification en commun, qui amènerait forcément la fusion des trois ordres en une assemblée unique et le vote par tète. La noblesse, malgré l'opposition de 47 de ses membres, entre autres Lafayette, La Rochefoucauld-Liancourt, Fréteau, décida à la majorité de 188 voix que les pouvoirs seraient vérifiés dans chaque ordre séparément. Malgré l'opposition déjà assez vive d'un très-grand nombre de curés, le clergé rendit la même décision.

Les députés des communes, aux yeux de qui ces décisions étaient nulles et non avenues, comme émanant de réunions auxquelles ils ne reconnaissaient point un caractère légal, persistaient à rester inactifs, au grand déplaisir de la cour, qui avait pensé que la décision des deux autres ordres entraînerait forcément la leur. Au nom des communes, Chapelier disait : « Nous nous réunissons chaque jour dans la salle des états; nous apprenons avec surprise que les députés de l'Eglise et de la noblesse se retirent chaque jour dans des appartements particuliers; on dit qu'ils nomment des commissaires et prennent des délibérations, oubliant que, sans le concours du corps national, ils ne peuvent rien faire de légal. Nous ne reconnaîtrons comme représentants légaux que ceux dont les pouvoirs auront été examinés par des commissions nommées dans l'assemblée générale, parce qu'il importe au corps de la

nation comme aux corps privilégiés de connaître et de juger la validité des pouvoirs de chacun des députés qui se présentent. Nous ne souffrirons pas qu'on porte atteinte à ce grand principe qu'après l'ouverture des états généraux un député n'est plus le député d'un ordre ou d'une province, mais qu'ils sont tous les représentants de la nation; principe qui doit être accueilli avec enthousiasme par les députés des classes privilégiées, puisqu'il agrandit leurs fonctions.

>>

Quelques jours s'écoulent encore. Le clergé ne se serait peut-être pas refusé à un rapprochement; mais la noblesse persistait opiniâtrément dans sa décision. Parmi ceux qui repoussaient les demandes des communes, d'Épremesnil était le plus fougueux. Inutilement, Lafayette, ClermontTonnerre, La Rochefoucauld-Liancourt, Montmorency, Lally-Tolendal, engageaient leurs collègues à une condescendance qui eût tout sauvé, puisqu'elle aurait ôté à l'émeute populaire le prétexte d'intervenir dans les discussions. Pour encourager la résistance de la noblesse, le comte d'Artois aurait voulu se rendre dans son sein. Le roi ne voulut pas. Le prince écrivit à la chambre : « Du moins je donne à la chambre la ferme et certaine assurance que le sang d'Henri IV a été transmis à mon cœur dans toute sa pureté, et que, tant qu'il m'en restera une goutte dans les veines, je saurai prouver à l'univers entier que je suis digne d'être né gentilhomme français. >>

Cette démarche, ce langage, ne désarmèrent pas en faveur du prince l'opinion publique, déjà mécontente de sa conduite légère et de ses prodigalités effrénées, tandis que cette même opinion, à Paris surtout, s'exaltait de plus en plus en faveur de la résistance des communes. Tout le monde comprenait que la vérification en commun amènerait le vote par tête, et que le vote par tête enlèverait la majorité aux deux ordres privilégiés et la donnerait aux communes; aussi personne ne voulait céder. Necker dé

sirait vivement que les députés des communes fissent des concessions, et on tâchait de les effrayer. On les menaçait du roi; on leur faisait entrevoir une dissolution des états généraux; on les rendait responsables des alarmes que le retard de leurs opérations faisait naître dans tout le royaume. Mirabeau fit passer son intrépidité dans ces âmes déjà si courageuses par elles-mêmes : « C'est en vain qu'on s'efforce de former un parti pour diviser les états généraux en trois chambres, pour les faire opiner et délibérer par ordre. On nous dit qu'il vaut mieux opiner par ordre que de s'exposer à une scission; que le ministre désire, que le roi veut, que le royaume craint. Si le ministre est faible, soutenez-le contre lui-même, prêtez-lui de vos forces. Un aussi bon roi que le nôtre ne veut pas ce qu'il n'a pas le droit de vouloir. Le royaume craindrait s'il pouvait vous croire vacillants. Qu'il vous sache fermes et unis; vous serez investis de toute sa sécurité. »

Douze jours s'étaient déjà écoulés. Le clergé venait de demander que des commissaires fussent nommés par les trois ordres pour conférer sur ce qui les divisait ; et en son nom Gobel, évêque de Lydda, était venu présenter cette demande aux communes. Les communes consentent « à nommer des personnes pour conférer avec celles qui ont été ou seront choisies par Messieurs du clergé et de la noblesse, sur les moyens proposés pour réunir tous les députés afin de vérifier les pouvoirs en commun. »

Les conférences s'établirent la noblesse ne voulut rien accorder, et les conférences furent rompues.

La noblesse alors, nonobstant l'opposition du duc d'Orléans et de ceux de ses membres qui s'associaient au mouvement national, prend la résolution suivante :

« La chambre de la noblesse, considérant que, dans le moment actuel, il est de son devoir de se rallier à la Constitution et de donner l'exemple de la fermeté comme elle a donné la preuve de son désintéressement, déclare que la

délibération par ordre et la faculté d'empêcher que les ordres ont tous divisément, sont constitutifs de la monarchie, et qu'elle persévérera constamment dans ces principes conservateurs du trône et de la liberté. »

De son côté, Mirabeau dit aux communes que puisque le clergé, ayant proposé une conciliation, n'a pu l'obtenir, c'est à ce même clergé à se réunir dès à présent aux communes et à donner cet exemple à la noblesse. Il propose donc qu'il soit envoyé au clergé une députation trèssolennelle et très-nombreuse, qui adjurera les ministres du Dieu de paix de se ranger du côté de la raison, de la justice et de la vérité, et de se réunir à leurs codéputés dans la salle commune. »

[ocr errors]
[ocr errors]

La proposition de Mirabeau est adoptée par acclamation et sur-le-champ exécutée. Lorsque Target, à la tête de la députation, prononça deux fois ces paroles : « Nous vous adjurons au nom du Dieu de paix, tout le clergé éprouva une émotion profonde; un membre, d'une voix émue, demanda même qu'on déférât sur-le-champ au vœu des communes. Néanmoins la délibération fut remise au lendemain.

Mais le lendemain, la délibération fut tout à coup suspendue par un message du roi. Le roi écrivait aux trois chambres pour les engager à reprendre les conférences en présence du garde des sceaux et de quelques conseillers de la couronne. Des prélats influents, entre autres Juigné, archevêque de Paris, et le cardinal de La Rochefoucauld, craignant que la majorité de leur ordre ne se réunît aux communes, avaient supplié la reine d'obtenir du roi cette démarche et avaient aisément réussi. Le clergé et la noblesse obéirent à l'instant même à l'invitation du roi.

D

Les communes hésitèrent pendant deux jours. « Ceci, dit Mirabeau qui devina la ruse et l'intervention des évèques, « est un piége en tout sens, un piége ourdi de la main. des druides; piége, si l'on défère au désir du roi; piége, si

« PreviousContinue »