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semblée nationale vota avec empressement toutes les dispositions relatives à cette grande fête.

Ce vote avait lieu le soir du 19 juin 1790.

A cette époque, la statue de Louis XIV sur la place des Victoires avait à ses pieds les images enchaînées de quatre provinces qu'il avait conquises et réunies à la France. « Quand nos frères, les fédérés des provinces, arriveront, »> dit Alexandre de Lameth, « est-ce là un spectacle à leur offrir? Je demande que ces emblèmes, qui dégradent la dignité de l'homme, et qui blessent des concitoyens que nous chérissons, soient enlevés. »

On applaudit; les esprits s'échauffent; la discussion prend une direction nouvelle et inattendue. Un député du Rouergue veut que tout ce qui favorise la vanité, tout ce qui blesse l'égalité, disparaisse aussi : « Je demande que la noblesse soit abolie, qu'il soit défendu de prendre les titres de duc, comte, marquis et autres. »

Le comte Charles de Lameth appuie avec force la proposition, et le marquis de Lafayette déclare qu'il y adhère de toute son âme.

Comme je l'ai dit, c'était à une séance du soir que se traitait incidemment cette question si grave. Un membre de la droite, Faucigny, demande qu'elle soit, selon l'usage, réservée pour une séance du matin : « Vous voulez détruire les distinctions: n'y aura-t-il pas toujours celle de l'argent, celle des usuriers, qui ont deux cent mille écus de rente? »

Mais la noblesse devait périr ce soir-là, et périr par ses propres mains. C'est un Noailles qui vient dire : « Anéantissons ces vains titres, enfants frivoles de l'orgueil et de la vanité. Dit-on le marquis Franklin, le comte Washington? Ne connaissons de distinction que celle des vertus. » Il demande aussi que la livrée, avilissante pour une classe de citoyens, soit abolie.

C'est Le Pelletier Saint-Fargeau, d'une célèbre famille

parlementaire, qui demande qu'aucun citoyen ne puisse plus porter d'autre nom que son nom patronymique, et non celui d'une terre : « Et je signe dès à présent ma motion Louis-Michel Lepelletier.:

Et lorsque le plébéien Maury, dans un discours aussi adroit qu'éloquent, a combattu toutes ces propositions et a réclamé au moins un ajournement, qui est-ce qui vient réfuter Maury? C'est un homme qui porte un plus beau nom que beaucoup de princes souverains; c'est Mathieu de Montmorency.

L'exaltation n'avait plus de bornes. Alexandre de Lameth revient à la charge: il demande que sur tous les monuments les emblèmes de la servitude soient détruits.

« Prenez garde au moins, » dit Foucault, « qu'avec les emblèmes on ne détruise aussi les monuments. >>

Toutes ces propositions furent immédiatement converties en loi dans cette fameuse journée du 19 juin 1790; les titres d'altesse, d'excellence et autres, furent également interdits. Seulement le titre de prince royal fut accordé au fils aîné du roi, et celui de princes français aux autres membres de la famille régnante. Il fut défendu d'appeler qui que ce fût monseigneur.

Dès le lendemain matin ces décrets reçurent leur exécution dans l'Assemblée. On alla déterrer, pour se divertir, des noms patronymiques hors d'usage depuis des siècles; Mirabeau fut appelé Riquetti, et le duc d'Aiguillon, Vignerot; le comte de Saint-Priest, ministre de la guerre, ne fut plus nommé que M. Guignard. Quant à Lafayette, les jacobins s'obstinèrent à l'appeler Motié, imitant en cela les cercles aristocratiques, qui, depuis le commencement de la révolution, ne le désignaient que par ces mots : le petit Motié. A cette exception près, tout le monde en France. continua de l'appeler Lafayette; et la plupart des noms consacrés par un long usage, celui de Mirabeau, par exemple, subsistèrent.

La particule de, toute plébéienne qu'elle est dans un très-grand nombre de noms propres, fut enveloppée dans la proscription générale, comme ayant une sorte d'affinité avec la noblesse.

Quant à la famille royale, comme il était impossible de lui trouver un nom patronymique, puisqu'elle régnait dès l'an 888, à une époque où les noms patronymiques n'étaeint pas encore usités en France, les démagogues imaginèrent de faire accroire au vulgaire que Capet, surnom d'un des premiers rois de la troisième race, était un nom de famille. Pour désigner le roi et Monsieur, Camille Desmoulins et Marat disaient volontiers dans leurs feuilles: M. Capet aîné, M. Capet jeune. Cette horrible bouffonnerie eut plus tard un entier succès, comme nous verrons.

Ces innovations redoublèrent l'irritation des anciens ordres privilégiés contre ceux de leurs membres qui siégeaient au côté gauche, et aussi contre la révolution, dont ils espéraient bien que le triomphe serait court.

L'Assemblée, dans son enthousiasme, ne se contenta pas d'inaugurer la fête de la fédération en détruisant toute inégalité entre les citoyens, elle voulut aussi consacrer la fraternité des peuples; elle accueillit avec la plus grande faveur un Prussien, nommé le baron de Clootz, qui avait changé son nom en celui d'Anacharsis, et qui, se disant l'orateur du genre humain, demanda que les étrangers présents à Paris fussent admis à la fète.

Cependant les fédérés qui devaient représenter à Paris les départements, les communes et les gardes nationales, arrivaient en foule. On mit à leur disposition tous les couvents, toutes les casernes. Mais cela était loin de suffire. Sur l'appel de la municipalité, ce fut à qui courrait s'inscrire pour avoir un fédéré à sa table ou sous son toit. Jamais Paris n'avait présenté un tel aspect d'animation et de bonheur. Comme ces fédérés appartenaient presque tous à cette classe de citoyens qui a de l'éducation et des

lumières, la démagogie les vit arriver avec défiance; mais cette fraction si bruyante devenait presque imperceptible dans cette foule immense, animée tout entière de sentiments fraternels. Les fédérés en général paraissaient aussi dévoués à l'autorité constitutionnelle du roi qu'à la liberté. Les relations des fédérés avec le roi et avec la reine furent excellentes. Louis XVI put encore se croire roi dans ces jours si beaux, où la France presque entière semblait ne former qu'une seule famille.

Le grand jour approchait, et le champ de Mars n'était pas encore prêt pour la fête. On avait décidé que ce vaste emplacement serait entouré de tertres solides en terre, qui le convertiraient en un cirque immense, tel que nous le voyons aujourd'hui. Mais quel que fût le nombre des ouvriers, il était douteux que l'œuvre fût achevée à temps. Un soudain enthousiasme s'empara de la population parisienne, qui résolut d'y travailler de ses mains. Ecoutons à ce sujet Alexandre de Lameth, dans son Histoire de l'Assemblée constituante:

« Les habitants de la capitale, de tout sexe, de tout âge, de tout rang, accoururent au champ de Mars. On vit arriver successivement les gardes nationales des quarantehuit sections, les diverses corporations précédées de tambours et de drapeaux, les élèves des colléges, les habitants des campagnes, ayant à leur tête le curé en soutane et le maire décoré de son écharpe. Les femmes les plus distinguées de la société se livraient à ce travail avec une grâce qui redoublait l'enthousiasme. On évaluait le nombre des travailleurs à plus de deux cent cinquante mille; et cependant parmi tant d'individus, de classes, de mœurs, d'habitudes si différentes, il ne s'éleva ni le moindre trouble, ni même l'apparence d'une querelle. Il serait aussi impossible à ceux qui n'ont pas vu ces jours sans exemple de s'en faire une idée, qu'à ceux qui en ont été les témoins d'en retracer le tableau. C'était un ensemble qui

n'avait jamais existé sur la terre avant cette grande époque de régénération politique, avant ces jours d'enthousiasme et de sublime espérance où trente millions d'hommes croyaient préluder par leur propre bonheur au bonheur du monde. Louis XVI vint voir les travaux, et se montra profondément touché de ce spectacle.

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C'était, en effet, un curieux et charmant spectacle. Les femmes les plus délicates, les hommes les plus graves, piochaient la terre, menaient les brouettes, ou, faute de chevaux, s'attelaient ensemble aux tombereaux.

L'intérieur du champ de Mars fut réservé aux fédérés. Sur les tertres qui l'entourent, 150 000 personnes pouvaient être assises, et derrière elles 150 000 autres pouvaient se tenir debout.

Près de l'École militaire, on avait construit une immense galerie couverte, ornée de draperies bleu et or, avec un pavillon au milieu; au-dessous était placé le trône, ainsi que le fauteuil du président de l'Assemblée, et la tribune de la famille royale. Au centre de l'amphithéâtre s'élevait l'autel de la patrie, posé sur un stylobate carré de vingtcinq pieds, et sur lequel on montait par quatre escaliers. Autour de l'autel, des parfums brûlaient dans des cassolettes. On lisait sur la façade méridionale de l'autel ces inscriptions:

Les mortels sont égaux; ce n'est point la naissance,
C'est la seule vertu qui fait leur différence.

La loi, dans tout État, doit être universelle;

Les mortels, quels qu'ils soient, sont égaux devant elle.

Du côté du nord, des anges sonnaient de la trompette et adressaient ces paroles au peuple: « Songez aux trois mots sacrés la nation, la loi, le roi; la nation, c'est vous; la loi, c'est encore vous; le roi, c'est le gardien de la loi. » Ici se trouvait une figure de la Liberté, répandant

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