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VIII

DESTRUCTION De L'ancien ordRE JUDICIAIRE, ADMINISTRATIF ET ECTRIBUNAUX DÉPARTEMENTS.

CLÉSIASTIQUE.

CONSTITUTION

CIVILE DU CLERGÉ.

Tout en travaillant sans relâche à la constitution politique de la France, l'Assemblée, pour mieux assurer le règne de cette constitution et pour abolir tout vestige de l'ancien régime, résolut de briser le plus tôt possible toute l'organisation administrative et judiciaire. Les parlements surtout lui déplaisaient. Celui de Paris subissait alors, dans une muette épouvante, le châtiment de la conduite à la fois illibérale et séditieuse qu'il avait tenue sous Louis XVI; les autres laissaient percer un esprit hostile à la révolution.

Sur la proposition de Thouret et d'Alexandre de Lameth, fortement appuyée par Target, tous les parlements furent déclarés en vacances, avec défense de s'assembler; seule, la chambre des vacations, dans chacune de ces cours, devait pourvoir aux appels les plus urgents et à l'enregistrement des actes de l'autorité publique, enregistrement considéré alors comme indispensable, ainsi que je l'ai dit plus haut, et qui a été plus tard remplacé par l'insertion au Bulletin des lois. Celles de ces chambres de vacations qui mirent dans leurs opérations de la mauvaise grâce et de la lenteur, furent mandées à la barre de l'Assemblée et réprimandées sévèrement, et leurs membres furent privés provisoirement de l'exercice des droits civiques.

En renouvelant l'ordre judiciaire, la principale préoccupation de l'Assemblée fut d'abolir à tout jamais le droit d'immixtion dans les affaires politiques et dans l'administration, droit que les cours supérieures avaient insensiblement usurpé.

Parlements, présidiaux, bailliages, sénéchaussées, justices royales, justices seigneuriales, tout fut aboli. A la place surgit, sauf quelques modifications ultérieurement reconnues nécessaires, l'ordre judiciaire que nous possédons, et que le reste de l'Europe ou nous a emprunté ou nous envie.

Thouret, Adrien Duport, Tronchet, eurent la plus grande part à cette œuvre immense.

La plus importante des innovations fut l'institution du jury. Dans son ardeur d'accorder aux citoyens la plus grande dose possible, non-seulement de liberté, mais encore de pouvoir, Adrien Duport voulait un jury pour décider sur la question de fait, non-seulement pour les affaires criminelles et correctionnelles, mais aussi pour les affaires civiles.

Lanjuinais, en combattant cette proposition, s'autorisait de l'opinion de l'abbé Sieyès, qu'il appelait un penseur profond, un homme sublime.

Il dut être bien étonné quand l'homme sublime, enchérissant sur Duport, vint présenter un projet par lequel tous les juges étaient supprimés, et qui confiait au jury la décision souveraine de toutes les affaires contentieuses, tant civiles que criminelles, non-seulement en fait, mais encore en droit.

L'Assemblée ne voulut point se laisser entraîner dans une voie si périlleuse et écarta promptement la proposition de Sieyès. Celle de Duport avait beaucoup de chances d'être admise en son entier, tant la passion de la liberté était en ce moment défiante et ombrageuse. Duport, et avec lui Barnave, Alexandre de Lameth, Buzot, soutenaient que des tribunaux, juges du fait, asserviraient leurs concitoyens. Cette opinion ne put tenir devant la logique éloquente de Thouret et de Tronchet. Thouret prouva que la crainte de voir les tribunaux empiéter sur la liberté était chimérique, et que dans le cas où il y aurait en effet un péril de ce genre, l'institution du jury,

en matière civile ne l'écarterait pas. Tronchet versa sur la controverse des flots de lumière; il démontra avec tant d'exactitude, de fermeté, de lucidité, l'impossibilité d'appliquer un tel système à la législation de la France et l'indivisibilité, dans presque toutes les affaires civiles, de la question de droit et de la question de fait, qu'aucun doute ne put rester dans les esprits.

Sur la proposition de Desmeuniers, la question fut ainsi divisée :

«Y aura-t-il des jurés en matière criminelle? Y aura-t-il des jurés en matière civile? »

Sur le premier de ces deux points, l'Assemblée, à une très-grande majorité, vota oui.

Sur le second, elle vota non.

Depuis ce jour, le jury, en matière criminelle, a été acquis à la France, et, comme l'avait demandé Duport, le président des assises est changé pour chaque session.

Mais Duport ne put obtenir cette même mutabilité pour les juges civils; malgré ses efforts et ceux de Chabroud, il fut décidé que les tribunaux de première instance seraient sédentaires.

Quels seraient les juges d'appel, ou, en d'autres termes, comment remplacerait-on les parlements?

Péthion, lui, tranchait d'un coup la difficulté. A son avis, il ne devait y avoir ni appel, ni par conséquent juges d'appel; quiconque avait perdu son procès devait se tenir tranquille : « Les appels multiplieront les frais, favoriseront l'homme riche, écraseront le pauvre. »

Nonobstant, et après avoir entendu les sages observations de Thouret, l'Assemblée décida qu'il y aurait deux degrés de juridiction.

Mais voici qui va bien surprendre le lecteur. Comme l'Assemblée répugnait à créer des cours qui auraient eu quelque ombre de ressemblance avec les parlements, Chabroud lui indiqua un moyen de s'en passer; c'était de ne

pas avoir des tribunaux spéciaux d'appel : « Rien de plus facile, si l'on organise bien les tribunaux de district. Que l'appel soit porté d'un tribunal de district à un autre tribunal de district, choisi par les appelants, qui jugera en second et dernier ressort. On évitera ainsi de créer ces cours supérieures, dangereuses pour la liberté. On peut objecter la diversité qui s'introduira dans la jurisprudence; mais chez une nation qui a des lois bien faites, ce n'est pas la jurisprudence qui doit régner, c'est la loi. »

Lanjuinais et Chapelier eurent beau dire. Il fut décidé qu'après un jugement du tribunal de district, l'appelant pourrait porter l'affaire devant le tribunal d'un des sept districts voisins, dont trois pourraient être récusés par son adversaire. Et pendant dix ans tel a été en France l'ordre de la justice civile. Il fut décidé en outre (et ceci subsiste et subsistera toujours) que tout jugement, soit en première instance, soit en appel, contiendrait l'énonciation des questions de fait et de droit, et les motifs de la décision.

Mais ces juges, qui les nommera?... L'Assemblée, dans sa haine pour le despotisme, débilitait sans cesse le pouvoir, et ne voyait pas que par là même elle préparait la ruine de la liberté. Elle décida donc, sans discussion et à l'unanimité, que les juges seraient élus par le peuple.

Ce n'est pas tout on les déclara, par le même motif, amovibles et temporaires. Contre l'inamovibilité des juges on avait allégué les infirmités, la vieillesse, la nécessité de les stimuler, et, avant tout, les dangers auxquels leur inamovibilité exposerait la liberté publique. Un membre de l'Assemblée, qui était aussi membre d'un parlement, Dandré, avait dit : « Un magistrat assuré de conserver son état toute sa vie, devient routinier, et n'étudie plus. Il avait même ajouté, sans prendre garde au ridicule qu'il se donnait : « Vous pouvez sur ce point en croire mon expérience,

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Mais enfin, ces juges nommés par le peuple, et qui rendront la justice au nom du roi, le roi les instituera-t-il? Barnave s'y opposait: Cazalès conjura éloquemment l'Assemblée de ne pas enlever au pouvoir royal ce dernier débris de sa bienfaisante influence. Il obtint que le roi instituerait les juges; mais on décida que l'institution ne pourrait être refusée.

Quant aux membres du ministère public, leur nomination appartenait si évidemment au roi, que personne ne la lui contesta mais, par suite du même esprit de défiance, ils furent déclarés inamovibles; et on leur refusa le droit d'accusation devant le tribunal, droit qui fut réservé à un magistrat spécial portant le titre d'accusateur public, et élu par le peuple.

C'est ainsi que l'Assemblée se laissait aveugler par sa passion pour la liberté.

Mais la sagesse de l'Assemblée se retrouve à la base et au couronnement de cet ordre judiciaire : elle créa les justices de paix et le tribunal de cassation, tels que nous les possédons encore, sauf le mode de nomination, qui, comme on le pense bien, ne pouvait être alors autre que l'élection.

En même temps que l'organisation judiciaire, l'organisation administrative fut entièrement brisée et renouvelée.

Dans la pensée de l'Assemblée nationale, la France ne devait pas être un tout formé par l'agrégation de diverses parties, plus ou moins hétérogènes; la France devait être une, homogène, indivisible, et n'avoir de délimitations intérieures que pour ses nécessités administratives. Bretons, Normands, Picards, Bourguignons, Provençaux et autres, devaient perdre leur appellation, afin de se mieux confondre dans la grande nationalité française.

Pour obtenir ce résultat immense, il fallait refaire la carte du pays. L'Assemblée n'hésita pas. Provinces, gouvernements, généralités, intendances, sénéchaussées, bailliages, subdélégations, tout fut brisé, et de ces débris on

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