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Les idées philosophiques qui fermentaient en France depuis le commencement du XVIIIe siècle, les abus de la vieille monarchie absolue, l'embarras toujours croissant des finances, tout se réunissait pour amener vers la fin de ce siècle une crise politique et sociale. Voltaire l'avait prévue, Jean-Jacques Rousseau l'avait prédite; la convocation des états généraux au mois de mai 1789 la fit éclater.

Pour faire comprendre la révolution qui eut lieu alors, je dois expliquer brièvement en quoi la France de l'ancien régime différait de la France de nos jours.

La France avait alors à peu près ses limites actuelles; seulement Avignon et le pays environnant appartenaient encore au saint-siége. Le territoire français était divisé en trente-deux grands gouvernements et quelques petits; il l'était aussi en généralités administrées par des intendants, dont les attributions avaient quelques rapports avec celles

des préfets actuels. Les diverses provinces, bien loin de former un tout homogène, différaient par leurs institutions et par leurs priviléges. Les unes, comme le Languedoc, le Dauphiné, la Bretagne, avaient des états, c'est-à-dire des conseils généraux qui s'assemblaient régulièrement. La Normandie, l'Ile-de-France, la Champagne, et plusieurs autres, n'en avaient pas. La législation différait dans ces diverses provinces, dont les unes obéissaient au droit romain, et les autres à des lois particulières qu'on appelait coutumes; les poids, les mesures différaient plus encore que les lois quelques provinces étaient même séparées des provinces voisines par une barrière de douanes. Mais, malgré toutes ces différences, il y avait partout, sauf de rares exceptions, tendance à l'unité et aspiration vers la fusion des intérêts moraux et matériels; le travail d'assimilation que les rois de la troisième race avaient entrepris et poursuivi avec persévérance tendait à s'achever, et la France, si elle n'était pas encore une par l'administration, l'était déjà par le sentiment national.

Paris avait exactement l'étendue qu'il a aujourd'hui et se trouvait renfermé dans les murs d'octroi que l'on voit encore. La ville contenait à peu près huit cent mille âmes. A la vérité, de nombreux couvents occupaient de vastes espaces; mais beaucoup de quartiers, dont les rues étaient très-étroites et les maisons très-hautes, contenaient plus d'habitants qu'aujourd'hui.

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La nation française était partagée en trois classes ou trois ordres le clergé, la noblesse, et tout le reste de la population, qu'on appelait le tiers état, c'est-à-dire le troisième ordre.

La noblesse avait d'immenses priviléges, dont le plus abusif était l'exemption de tout impôt pour ses propriétés, qui étaient immenses. Ce qui subsistait encore du régime féodal ne pouvait plus être oppressif, grâce au progrès des lumières, mais était encore gênant et humiliant pour

les habitants des campagnes. La politesse et l'excellente éducation des nobles avaient fait disparaître dans les relations sociales la plupart des marques d'inégalité entre eux et la bourgeoisie bien élevée; mais dans les relations officielles ces inégalités subsistaient. La plus blessante ne datait cependant que de quelques années : un édit avait statué que nul, à moins d'être gentilhomme, ne pouvait servir dans l'armée en qualité d'officier.

Le pays était couvert de monastères des deux sexes, et tous les champs devaient au clergé la dîme de leurs moissons. Outre ces dîmes, le clergé possédait des biens-fonds extrêmement considérables, exempts de tout impôt. Mais les curés et les autres prêtres occupés des fonctions ecclésiastiques ne recevaient en général que des traitements médiocres; la plus grande partie des revenus ecclésiastiques était dévolue à des bénéficiaires «< qui n'avaient du sacerdoce,» dit l'abbé Barruel, historien du clergé, « que le nom et la moitié de son habit. »

Les protestants ne jouissaient pas des mêmes droits civils que les catholiques; les israélites n'étaient pas considérés comme citoyens.

Toutes les places de conseillers et de juges, soit dans les parlements, soit dans les tribunaux inférieurs, et beaucoup de places administratives s'achetaient, comme aujourd'hui les offices de notaire et d'agent de change.

A cette époque, les vices et les hontes du long règne de Louis XV avaient déconsidéré et dépopularisé le pouvoir. La conduite irréprochable de Louis XVI n'avait pu relever la royauté dans l'esprit des peuples; de même que son économie personnelle, sa piété, ses vertus de famille, restaient sans influence contre les prodigalités insensées de la cour, les mœurs légères ou dissolues des hautes classes de la société, et l'esprit irréligieux qui faisait chaque jour de nouveaux progrès.

La bourgeoisie, à laquelle le joug des deux ordres pri

vilégiés ne paraissait plus supportable, était éclairée et riche; les sciences, les lettres, les arts, le commerce, l'industrie, faisaient de la France un État hors ligne sur le continent européen; et la richesse du pays formait un étrange contraste avec la détresse toujours croissante du gouver

nement.

Ce gouvernement, absolu en droit, était en fait, sous Louis XVI, plein de mansuétude, d'équité, de modération; mais la nation, nourrie de la lecture de Montesquieu, de Voltaire, de J. J. Rousseau, ne pouvait s'accommoder plus longtemps de l'arbitraire; et la Bastille, ce château fort qui s'élevait alors au milieu de Paris, et où les ministres enfermaient ou du moins pouvaient enfermer qui il leur plaisait, sans jugement et sur une simple lettre de cachet, offusquait les yeux, comme une prolongation de l'asservissement du moyen âge au milieu des lumières du XVIIIe siècle. L'estime qu'inspirait la personne de Louis XVI rendait plus odieux encore ce gouvernement absolu, dont ses vertus ne pouvaient corriger le vice.

En effet, tous les efforts qu'il avait tentés pour le bien de ses peuples depuis son avénement avaient été impuissants contre le mauvais vouloir des gens à qui les abus étaient profitables.

Après avoir choisi pour ministres le sage Malesherbes, le vertueux Turgot, puis l'habile et intègre Necker, il n'avait pu les garder, et il s'était vu obligé de les remplacer par des hommes dont la frivolité et l'impéritie n'avaient cessé d'aggraver l'embarras des finances et le mécontentement de la nation. Or, la question financière se liait alors intimement aux questions gouvernementales, puisque c'étaient la mauvaise administration, les dilapidations et les prodigalités de la cour qui avaient amené la pénurie du trésor et accru démesurément la dette publique. Ces maux et tous les autres maux dont on souffrait, et tous ceux que l'on prévoyait, on les attribuait donc au régime de la mo

narchie absolue, et l'on voulait à tout prix s'en délivrer. Les hommes éclairés (et le nombre alors en était trèsconsidérable) ne cessaient d'étudier les diverses formes de gouvernement. On admirait les anciennes républiques, et, sans croire leur système applicable à la France, on pensait qu'il était possible de s'en rapprocher. La constitution anglaise excitait aussi quelques sympathies; la fédération démocratique des États-Unis avait ses partisans, encore peu nombreux. Mais, quel que dût être le changement, on en voulait un, on le voulait radical, on voulait extirper et les abus et ce qu'on regardait comme des abus.

Les deux ordres privilégiés s'inquiétaient de ce mouvement de l'opinion, et voyaient avec mécontentement que quelques-uns de leurs membres, et des plus illustres, embrassaient avec chaleur les idées nouvelles.

Ce qui contribuait encore à augmenter l'effervescence générale, c'était la lutte des parlements contre l'autorité. Les parlements, et surtout celui de Paris, jouissaient d'un très-grand pouvoir, parce que la promulgation des édits et des ordonnances avait lieu par leur enregistrement au greffe de ces cours. Dans l'origine, le parlement de Paris enregistrait purement et simplement; puis, avant d'enregistrer, il avait pris l'habitude d'adresser des remontrances au roi, lorsque les édits lui semblaient en opposition avec les lois ou avec l'intérêt public; et ces remontrances, faites primitivement dans un esprit d'équité, avaient souvent éclairé la conscience du roi et obtenu la révocation de mesures imprudentes ou illégales. Mais le parlement de Paris avait fini par s'arroger le droit d'accorder ou de refuser l'enregistrement à son gré. Muet et obéissant quand le gouvernement était fort, il devenait intraitable sous un gouvernement trop doux. Sous Louis XVI, il sembla se complaire à donner l'exemple du mépris pour l'autorité, exemple que la multitude reçoit si volontiers et imite si ardemment. Le parlement devint

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