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Tyran de la société et martyr de son ambition, il a une raillerie innocente, mais froide et contrainte, un rire forcé, des caresses contrefaites, une conversation interrompue et des distractions fré quentes. Il a une profusion, le dirai-je ? des torrents de louanges. pour ce qu'a fait ou ce qu'a dit un homme placé et en faveur, et pour tout autre une sécheresse de pulmonique; il a des formules de compliments différents pour l'entrée et pour la sortie, à l'égard de ceux qu'il visite ou dont il est visité. Il vise également à se faire des patrons et des créatures; il est médiateur, confident, entremetteur; il veut gouverner. Il a une ferveur de novice pour toutes les petites pratiques de cour; il sait où il faut se pla er pour être vu; il sait vous embrasser, prendre part à votre joie, vous faire coup sur coup des questions empressées sur votre santé, sur vos affaires, et, pendant que vous lui répondez, il perd le fil de sa curiosité, vous interrompt, entame un autre sujet ; ou, s'il survient quelqu'un à qui il doive un discours tout différent, il sait, en achevant de vous congratuler, lui faire un compliment de condoléance; il pleure d'un œil, et il rit de l'autre. Se formant quelquefois sur les ministres ou sur le favori, il parle au public de choses frivoles, du ven', de la gelée; il se tait, au contraire, et fait le mystérieux sur ce qu'il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu'il ne sait point.

Remarque.-On s'explique difficilement que M. Albalat ait omis La Bruyère parmi les auteurs qui font un usage habile et délicieux de l'antithèse. Qu'on ouvre les "Caractères," et l'on se convaincra qu'il y a une énorme quantité de maximes, de réflexions morales, littéraires .. de portraits, de parallèles... où ce procédé est mis en œuvre avec une dextérité et une science merveilleuse. En y joignant le procédé du rapprochement ou comparaison, ainsi que celui de l'analyse, on aura la clef d'or qui explique l'œuvre entière du philosophe-moraliste.

N° VII,

L'Antithèse dans Fascal et Bossuet,

I. PASCAL,

N. B. Le fond des Pensées (1) est un contraste perpétuel. Quand il ne fait pas saillie, il est toujours mêlé au sang et à la chair de ce style unique, On devine le profit que l'on peut tirer d'une fréquentation habituelle avec ce penseur,

1. Salomon et Job ont le mieux connu et le mieux parlé de la misère de l'homme : l'un le plus heureux, et l'autre le plus malheureux; l'un connaissant la vanité des plaisirs par expérience, l'autre la réalité des maux.

2. Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits qu'il serait artisan.

3. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c'est la plus grande de nos misères.

4. Les hommes, si malheureux, n'ayant pu guérir la mort, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de ne pas y penser.

5. Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par la rue, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si l'on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on ? Non; car je puis perdre ces facultés, sans me perdre moi-même... On n'aime donc jamais personne, mais seulement ses qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges ou des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.

6. Il n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je crois bien elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il était

(1) Voir l'édition de l'abbé MARGIVAL. Poussielgue, Paris,

jeune et elle aussi; elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle était alors.

7. Peu de chose nous console, parce que peu de chose nous afflige.

pas.

8. Voulez-vous que l'on croie du bien de vous ? N'en dites

9. L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire (contrefaire) l'ange fait la bête.

10. La dernière chose qu'on trouve en faisant un livre est de savoir celle qu'il faut mettre la première.

11. Deuv visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance.

12. L'homme connaît qu'il est misérable; il est donc misérable, puisqu'il l'est; mais il est bien grand, puisqu'il le connaît.

S'il s'abaisse, je le vante; s'il se vante, je l'abaisse, et le contredis toujours, jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible.

Si l'homme n'est fait que pour Dieu, pourquoi n'est-il heureux qu'en Dieu? Si l'homme est fait pour Dieu, pourquoi est-il si contraire à Dieu ?

II-BOSSUET.

N. B.--Pour Bossuet,-écrit M. Albalat--les exemples de style antithé tique sont presque inutiles : c'est l'écrivain complet. Il n'est pas de beautés littéraires qu'on ne trouve chez lui à l'état sublime images de génie, création de mots, expressions inattendues, relief, coloration, audace, toutes les grandeurs, toutes les surprises du style. Ses antithèses roulent comme des diamants à travers les flots débordés de sa majestueuse éloquence. Elles partent de loin, se déroulent, se balancent et ondulent avec la draperie de ses périodes. Elles sortent de l'éclat des mots; elles font osciller les pôles de ses phrases et heurter les verbes et les épithètes. Tout est imprévu, tout est créé, tout est vivant. C'est le plus grand de nos prosateurs.

I.-Pour la fête de Noël.

Un enfant revêtu de langes, couché dans la crèche... courez à cet enfant nouvellement né, vous y trouverez; qu'y trouverezvous? Une nature semblable à la vôtre, des infirmités telles que les vôtres, des misères au-dessous des vôtres. Reconnaissez à ces belles marques qu'il est le Sauveur qui vous est promis.

Quel est ce nouveau prodige? que peut servir à notre faiblesse que notre médecin devienne infirme, et que notre libérateur se dépouille de sa puissance? Est-ce donc une ressource pour des malheureux, qu'un Dieu en vienne augmenter le nombre? Ne

semble-t-il pas, au contraire, que le joug qui accable les enfants d'Adam est d'autant plus dur et inévitable, qu'un Dieu même est assujetti à le supporter? Cela serait vrai, si cet état d'humiliation était forcé, s'il était tombé par nécessité, et non pas descendu par miséricorde. Mais comme son abaissement n'est pas une chute, mais une condescendence, et qu'il est descendu à nous pour nous marquer les degrés par lesquels nous pouvons remonter à lui, tout l'ordre de sa descente fait celui de notre glorieuse élévation...

Chrétien, ta nature était tombée par ton crime: ton Dieu l'a prise pour la relever; tu languis au milieu des infirmités : il s'y assujetti pour les guérir; les misères du monde t'effraient: il s'y est soumis pour rendre toutes ces terreurs inutiles.

II.-Sur la mort.

O mort! nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance. Toi seule nous convaincs de notre bassesse, toi seule nous fait connaître notre dignité. Si l'homme s'estime trop, tu sais déprimer son orgueil; si l'homme se méprise trop, tu sais relever son courage, et tu lui apprends ces deux vérités... : qu'il est infiniment méprisable, en tant qu'il finit dans le temps, et infiniment estimable, en tant qu'il passe à l'éternité.

III-a) Sire, c'est aux sujets à attendre, et c'est aux rois à agir. Eux-mêmes ne font pas tout ce qu'ils veulent; mais ils doivent considérer qu'ils rendront compte à Dieu de ce qu'ils peuvent.

b) Charles I, malgré le mauvais succès de ses armes, si on a pu le vaincre, on n'a pu le forcer; et, comme il n'a jamais refusé ce qui était raisonnable, étant vainqueur, il a toujours rejeté ce qui était injuste, étant captif.

LE ROMAN ET SA LECTURE.

(Remarquez les antithèses.)

La vieillesse des littératures ressemble à leur enfance. L'une et l'autre se plaisent aux contes et s'y attardent sans fin. Le moyen âge aimait les longs poèmes tout pleins de récits merveil leux; il faut à nos contemporains d'interminables romans.

Le peuple veut des aventures extraordinaires ; il a fait la for tune de Dumas, de Ponson du Terrail, et de dix autres ; les demilettrés se piquent de goûter les romans de mœurs : ils jurent par

Balzac, par Bourget, par Zola. Le bourgeois riche et le noble lisent Ohnet et Feuillet... Tous ne lisent et n'admirent que des

romans.

C'est le secret de notre décadence intellectuelle. On n'a -jamais la plus de livres, et l'ignorance n'a jamais été plus manifeste. Les poètes, les moralistes, les philosophes, les historiens forment l'esprit ; ils le meublent d'idées nobles, fines et sensées ; le roman l'engourdit et l'endort; il n'excite que les sens. Les hommes à qui de tels ouvrages suffisent seront toujours de pauvres esprits; il en faut dire autant des femmes qui s'en contentent. Celles qui furent l'honneur de leur sexe ne se renfermaient dans ces lectures.

pas

N'aimer et ne feuilleter que des romans, c'est dénoncer la faiblesse de son intelligence. On ne nourrit pas plus son esprit de ces livres frivoles qu'on ne nourrit son corps de sirops et de bonbons. Je ne voit là qu'un dessert tout au plus, et il n'y faut goûter que de temps en temps. Se mettre à ce régime et n'user que de cet aliment n'est ni raisonnable, ni sain. Il est mal à propos de développer les passions, et d'affaiblir la raison qui leur sert de contrepoids. Les romans n'ont pas d'autre effet; les meilleurs consument, sans profit, nos heures de loisirs, et les autres les dépravent.

Aujourd'hui tant de romans si vantés et si peu dignes de l'être portent aux honneurs ceux qui les ont faits, les enrichissent eux et leurs libraires, ruinent le goût public et préparent la voie à d'autres auteurs tout aussi misérables et qui ne seront pas moins prônés. La médiocrité prétentieuse succède au génie. La langue s'altère comme la raison; les bons écrits sont délaissés ou n'ont plusqu'un petit nombre de lecteurs. Tout est à l'actualité médiocre, au mauvais goût, aux sornettes. La fortune des romans suffirait seule à prouver que nous en sommes là.

Le romancier, de nos jours, par le fait de ceux et de celles qui lisent des romans, a charge d'âmes; il semble, le plus souvent qu'il l'ignore ou qu'il n'en ait pas souci. (1)

(1) Voir F. LHOMME : La Comédie d'aujourd'hui, ouvrage plein d'idées, de raisonnement, de courage, d'intérêt : c'est pour le style un La Bruyère.

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