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Ce n'est pas ma profession.

Moi souris des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l'auteur de l'univers,

Je suis oiseau; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs!"
Sa raison plut, et sembla bonne.
Elle fait si bien qu'on lui donne
Liberté de se retirer.

Deux jours après, notre étourdie
Aveuglément va se fourrer

Chez une autre belette aux oiseaux ennemie.

La voilà derechef en danger de sa vie.

La dame du logis avec son long museau
S'en allait la croquer en qualité d'oiseau,

Quand elle protesta qu'on lui faisait outrage.
"Moi pour telle passer? Vous n'y regardez pas.
Qui fait l'oiseau? c'est le plumage.

Je suis souris ; vivent les rats!
Jupiter confonde les chats!"

10 v.-" Pauvrette," terme familier de commisération, d'affection. Il équivaut, comme diminutif, à : pauvre petite !

II v.-" Profession," une condition, une manière d'être dans le monde, en un mot, une nature: Ce mot est employé avec une nuance de plaisanterie, 12 v.—“Moi, souris!" langage elliptique et fort.-"Méchants" (subst.) personnes portées à faire ou à dire du mal.—“Nouvelles" dans un sens défavorable choses fâcheuses et déplaisantes.

13 v.-" Auteur de l'univers," périphrase pour désigner le Créateur: ce terme est du style élevé.-"Mes ailes": voilà une preuve péremptoire.

15 v.—“ Gent,” race, nation; ce mot ne s'emploie plus, au singulier, que dans le style familier.—“ Qui fend les airs" est une belle périphrase; la rime avec univers" est pauvre.

16 v. -"Raison," explication, motifs ou preuves. On dit dans ce sens : rendre raison; se rendre raison de quelque chose.

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19 v.—“ Etourdie" qui agit sans réflexion, sans prendre garde à ce qu'iƒ fait." Se fourrer" se mettre, se placer, s'introduire.—“ Se va": va se; le premier est plus poétique.

21 v.-" Aux oiseaux ennemie," tour latin à est construit avec un adj. qui veut aujourd'hui de.

22 v.-" Derechef" de nouveau, une seconde fois : mot vieilli.danger" sur le point de périr.

En

24 v.—“ Croquer," manger, dévorer.—Ex.: Croquer le marmot: maugréer en attendant quelqu'un qui ne se presse pas.—“ En qualité de," loc. prép.: comme, à titre de,

Par cette adroite repartie

Elle sauva deux fois sa vie.

Plusieurs se sont trouvés qui, d'écharpe changeants,
Aux dangers, ainsi qu'elle, ont souvent fait la figue.
Le sage dit, selon les gens :

"Vive le roi! vive la ligue !"

:

25 v.-" Protester" de faire attestation solennelle de quelque chose.Protester contre : faire une réclamation formelle contre un acte, une mesure illégitime.—“ Outrage,” injure extrême.

26 v.-" Pour telle,” grammaticalement, ce mot devrait s'accorder avec oiseau; mais la chauve-souris parle en son nom.

27 v.-" Qui," quelle chose, qu'est-ce qui ?... qui interrogatif est pris dans le sens neutre du latin (quid).—“ Plumage," mot inattendu, d'un effet aussi piquant que vrai.

28 v.-"Vivent les rats!" C'est la deuxième fois' que ce tour vif et pittoresque est énoncé dans la fable: le poète prépare ainsi le dernier vers de l'apologue.

29 v.—“Jupiter... chats!" Cette imprécation imprévue signifie que Jupiter trouble les ennemis en les couvrant de honte.

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32 v.-" D'écharpe changeants" pour changeant. La couleur des écharpes servait à distinguer les partis, comme aujourd'hui la cocarde.

33 v." Faire la figue" à quelqu'un : s'en moquer, le braver, le mépriser, parce qu'on montrait à quelqu'un le pouce placé entre l'index et le doigt du milieu.

34 v.-"Le sage" signifie l'homme avisé, habile : c'est un sage d'un idéa1 peu élevé, visant l'utilité pratique.

35 v.-"Vive la ligue!" La ligue fut une association du parti catholique contre les protestants. Appuyée par l'Espagne et maîtresse de Paris, elle tint longtemps Henri IV er, échec (1594.)

No II.

ANALYSE LITTÉRAIRE. (1)

De tout temps, la duplicité caractérisa l'esprit humain. La Fontaine, en promenant son regard sur les travers de la société au XVII siècle, ne put se garantir de l'observer. Aussi son deuxième livre contient-il un tableau illustré de cet exécrable défaut. Et comme la "fable, par nature, cache toujours un homme dans une bête" (Taine), c'est dans le royaume des bêtes que le peintre s'installe pour dessiner à la détrempe la duplicité d'esprit.

* *

Cet apologue ne comporte point d'introduction proprement dite. S'il est bon que le peintre littéraire expose tantôt les qualités physiques, tantôt les qualités morales, parfois enfin les deux réunies, l'art suprême est de laisser les personnages se faire connaître eux-mêmes par leurs actions et leurs paroles. Ces derniers éléments suffisent d'ordinaire à La Fontaine pour présenter l'idée exacte des acteurs mis en scène.

Une double circonstance, où la chauve-souris manifeste sa duplicité, un doubl. combat de paroles forme la division naturelle de la fable. Chacun de ces faits constitue une narration complète avec son exposition, son nœud, son dénouement.

I.-Exposition: les adversaires.

La Fontaine arrive au but sans détours. A peine a-t-il désigné les personnages qu'il vous les montre aussitôt en action. Il lui

(1) Désireux d'étudier avant tout les caractères des personnages, nous avons dû ne pas signaler-a) des locutions populaires : "ce n'est pas ma profession ;--la pauvrette ;-faire la figue."

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b) Les latinismes : aux oiseaux ennemie ;-qui fait l'oiseau ?"

c) Certaines formes, certains emplois particuliers au grand siècle : d'écharpe changeants ;-fiction."

d) La propriété des termes: "dévorer, vous produire, race, se fourrer, croquer."

e) Le rythme du vers: solennel quand parle la belette autoritaire, il devient sautillant comme la preste "pauvrette" à la fois oiseau et souris.

rale,

La plupart de ces remarques sont d'ailleurs du ressort de l'analyse litté

sera plus loisible ainsi de faire saillir le trait dominant de leur caractère.

La chauve-souris est, par excellence, l'être imprévoyant. Découvre-t-elle une issue? Immédiatement de pénétrer dans la place pour y établir son domaine. Le fabuliste la peindra donc au naturel en la montrant "donner tête baissée dans un nid de belette." Son imprévoyance se double d'incurie. Elle semble oublier les horions pour revenir plus ardemment à la charge. L'" étourdie ne se donne même pas la peine de réfléchir :

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...Deux jours après notre étourdie

Aveuglémeut se va fourrer

Chez une autre belette.

Si encore elle s'adressait ailleurs! Mais non : c'eût é é enlever au portrait une nuance qui en augmente la vérité.

Ce n'est pas "demoiselle belette" (III. 15) qui oserait "se fourrer" ainsi, là où sa peau serait en danger. La Fontaine ne mentionne pas ici son "corps long et fluet" (III. 15): pareil détail retarderait la marche. Il importe avant tout d'apposer le caractère de la belette à celui de la chauve-souris. Et comme la belette s'attaque aux rats, aux souris et souvent aux oiseaux des poulaillers, ce trait, de préférence, sera souligné par le poète. En présence d'un oiseau-souris, elle jouera son rôle en se précipitant pour accaparer sa proie.

L'autre, envers les souris de longtemps courrouvée

Pour la dévorer accourut.

La dame du logis avec son long museau

S'en allait la croquer...

Le "

long

On touche du doigt le caractère dessiné sur le vit. museau" image de rapacité aiguisée par l'appât; "accourut " renforce le tableau, et l'allure même du rythme en achève la réalité.

D'une part donc, deux belettes avec un seul trait commun: vice de race dont chaque individu promène la tare. D'un autre côté, la chauve-souris avec un double défaut dont chacun donne prise à l'un et à l'autre des deux ennemis. Comment échapper au péril? Le nœud va nous apprendre les phrases diverses du com

bat.

II, Noeud: la lutte,

Les actions des personnages ont déjà esquissé leur physionomie. Leurs discours, qui constituent le nœud, complèteront le dessin.

Un peu pour se mettre en appétit, plus encore pour pallier d'un. prétexte au moins sa gloutonnerie, la bête "courroucée " expose ses motifs.

Quoi! vous osez... à mes yeux vous produire
Après que votre race a tâché de me nuire !

Au lieu de lui démontrer ses torts, elle lance à la tête de l'ennemi une accusation d'autant plus vraisemblable que le ton en est plus assuré. Point de preuves: il s'agit bien de cela! Puis, sans même donner à l'adversaire le temps de s'expliquer, elle tente de le faire se compromettre: "N'êtes-vous souris? Parlez sans fiction." Il y a là une câlinerie, une forme d'interrogation qui voudrait atténuer la brutalité première. Mais la bête reparaît aussitôt avec son naturel autoritaire :

Oui, vous l'êtes : ou bien je ne suis pas belette.

Impossible à l'ennemi d'échapper, après une assertion aussi catégorique " Donc, imagine-t-elle, j'ai droit de te dévorer." Le portrait est achevé: pour se donner raison d'assouvir sa voracité, l'animal consent à perdre sa propre nature.

la qualité lui suffit pour "s'en Les individus de même famille. dans la pratique, ces caractères

L'autre belette y met moins d'astuce. Avec elle aucune forme! "Aux oiseaux ennemie "; aller croquer" l'imprudent oiseau. ont bien certains traits communs ; s'accusent avec des nuances assez prononcées La Fontaine n'ignorait pas ces différences: il en a tiré, pour sa peinture, une gradation naturelle. La première belette s'excusait en accusant; la seconde ni n'accuse ni ne s'accuse.

-Tous les imprévoyants et les insouciants se réveillent à l'aspect du danger. La chauve-souris découvrira donc des expédients merveilleux pour sortir de cette impasse. A l'un et à l'autre ennemi elle répondra par un argument de fait, impossible à rétorquer. La nature, au reste, lui a fourni d'avance les éléments d'un plaidoyer défensif.

Elle saura même discerner les nuances dans les procédés de ses deux adversaires. La première belette a paru fière et hautaine : "la pauvrette" s'humilie et ne lui adresse qu'un doux reproche souligné d'un air charitable. La belette, si puissante, a tort de se laisser berner par les méchants: la crédulité lui sied moins qu'à personne.

Des méchants vous ont dit ces nouvelles.

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