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II. PARTIE PRATIQUE.

N° I.

LE PAYSAN DU DANUBE.

Il ne faut point juger des gens sur l'apparence.
Le conseil en est bon; mais il n'est pas nouveau.
Jadis l'erreur du souriceau

Me servit à prouver le discours que j'avance;
J'ai, pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Esope, et certain paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.

On connait les premiers; quant à l'autre, voici
Le personnage en racourci.

ANALYSE LITTÉRALE.

1 v.---Ce vers est devenu un proverbe, aisé à comprendre.-Loc.: Sauver les apparences : ne laisser rien paraître de blâmable. - Il y a apparence que... quelle apparence y a-t-il...? En apparence d'après ce qu'on voit, ce qui paraît.

2 v.-" En": de cela, de cette vérité. - En s'emploie assez souvent pour rappeler toute une proposition déjà énoncée, une pensée tout entière.

3 v. Ce vers rappelle la fable 5 du livre VI: "Le cochet, le chat et le souriceau," ainsi que l'adage qui la termine: "Garde-toi, tant que tu vivras, de juger les gens par la mine."

4 v. —“ Discours,” propos, récit. On voit que ce mot avait autrefois une acception plus étendue qu'aujourd'hui.

6 v,--L'auteur veut dire que "Socrate et Esope" étaient tous deux d'une laideur proverbiale. - "Certain" inspire l'idée qu'il s'agit d'un conte inventé, et non d'un fait et d'un personnage réels.

7 v.—“ Marc-Aurèle," empereur romain et philosophe stoïcien, mort en l'an 180 de notre ère. Il avait fait souvent la guerre aux Germains : c'est le seul fondement de la citation.

8 v.-" Portrait fidèle." Non; l'empereur n'a rien laissé de semblable dans ses ouvrages.

10 v. "En raccourci." Expression plus usitée alors qu'aujourd'hui; elle signifie en abrégé.

Son menton nourrissait une barbe touffue;
Toute sa personne velue

Représentait un ours, mais un ours mal léché :
Sous un sourcil épais il avait l'œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,

Et ceinture de joncs marins.

Cet homme ainsi bâti fut député des villes
Que lave le Danube. Il n'était point d'asiles
Où l'avarice des Romains

Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.

Le député vint donc, et fit cette harangue :

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Romains, et vous, sénat, assis pour m'écouter,

Je supplie, avant tout, les dieux de m'assister :

Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris!

11 v.-" Nourrissait," produisait, portait; la métaphore vient directement du latin. Fig. Entretenir: il nourrit son amour, sa haine, ses passions... 13 v.-" Ours mal léché." Allusion à cette croyance populaire que les ours donnent la forme à leurs petits en les léchant. Ces mots sont souvent appliquée à un homme difforme ou mal élevé, grossier.

15 v..

Regard de travers": cette expression doit être ici prise au figuré: le regard farouche, menaçant; elle peint le regard que la colère rend oblique. -"Grosse lèvre": singulier pour le pluriel.

16 v. —“

Sayon" sorte de manteau court, vêtement militaire des Gaulois

et des Romains,

18 v.-" Bâti," fait de telle sorte, au physique et au moral : Un homme bien... mal bâti." Il y a des cœurs plaisamment bâtis en ce monde." (SÉv. L. 184.) Expression familière et énergique.

19 v.-"Lave," en parlant d'un fleuve ou de la mer: baigner, passer auprès. Mot très fort au fig.: Laver ses péchés avec des larmes... Laver une injure, un affront: punir, venger.

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20 v.-" L'avarice," sens latin : avidité, cupidité, désir ardent d'acquérir, de posséder. Il est à noter que ce vers contient l'idée essentielle de la fable, qui est mise en relief par deux mots rapides.

22 v.-"Le député." Sous les empereurs, les villes alliées ou sujettes avaient droit de porter plainte à Rome contre les gouverneurs.

23 v.-L'orateur s'adresse à la fois au peuple romain et au sénat. Ce vers prélude bien à l'invocation solennelle des dieux.

24 v. C'est ainsi que Démosthène invoquait les dieux, au début de son plaidoyer sur la Couronne.

Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice:

Faute d'y recourir, on viole leurs lois.

Témoin nous, que punit la romaine avarice:

Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L'instrument de notre supplice.

Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,

Nos esclaves à votre tour.

Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu'on me die
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers;
Quel droit vous a rendus maîtres de l'univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie?
Nous cultivions en paix d'heureux champs; et nos mains
Etaient propres aux arts ainsi qu'au labourage:
Qu'avez-vous appris aux Germains?

Ils ont l'adresse et le courage:

S'ils avaient eu l'avidité,

Comme vous, et la violence,

27 v.—" Aide," fém., sans leur assistance, leur secours : aide est un terme plus général; secours est plus particulier. Prov. Un peu d'aide fait grand bien. Bon droit a besoin d'aide : il est bon de faire appuyer son droit même évident.

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29 v.-" Faute de," par manque de : C'est faute d'attention qu'il n'a pas corrigé cette erreur. Sans faute immanquablement.

30 v.-" Témoin," ainsi employé, est invariable; il y a ici, en effet, une ellipse: "j'en prends à témoin, à preuve, à témoignage.”

31-32 v. La pensée est claire et énergique: les Romains oppresseurs sont seulement les instruments de la colère céleste.

33-38 v.-L'orateur laisse tomber sur la tête des Romains une menace dont la dureté et la précision sont bien marquées par l'ampleur de la période : quatre alexandrins et deux petits vers; et aussi, par le mélange des rimes.— Remarquez ces mots : craignez, craignez... transporte les pleurs... etc." 39 v.—Le tour interrogatif marque la force croissante des pensées die" est l'ancienne forme de la troisième personne du subjonctif; est une forme moderne.

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me

"dise"

41...-Avec quelle âpre énergie le Barbare tonne contre Rome, au nom de la vertu qu'elle corrompt, de la vertu qu'elle opprime !...

44 v.-"Arts"; comme l'indique le mot mains, il s'agit uniquement des

arts méchaniques, que nous appelons aujourd'hui “l'industrie."

46 v.-La dextérité a trait à la manière d'exécuter les choses; l'adresse a

Peut être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.

Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N'entre qu'à peine en la pensée.

La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée ;

Car sachez que les immortels

Ont les regards sur nous. Grâce à vos exemples,
Ils n'ont devant les yeux que des objets d'horreur,
De mépris d'eux et de leurs temples,

D'avarice qui va jusques à la fureur.

Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome;
La terre et le travail de l'homme

Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les; on ne veut plus

Cultiver pour eux les campagnes ;

rapport aux moyens physiques ou intellectuels de l'exécution; l'habilete regarde le discernement des choses mêmes.

47-50 v. -Un peuple peut être assez avide, assez violent pour conquérir de force un pays, sans être en outre cruel, inhumain : l'un n'implique pas l'autre.

51 v. -Dans les provinces, le "prêteur" était à la fois gouverneur, magistrat, général: il cumulait tous les pouvoirs.

52 v.-" Entre... pensée ": l'esprit est considéré comme le siège de ce qui est pensé; ainsi : il entre dans ma pensée..... il me vient à la pensée... il me revient... etc.

53 v.

Majesté" appliqué aux choses qui impriment le respect: la majesté du trône, de l'empire romain, du service, des cérémonies du culte.

56 v "Grâces" se dit en poésie et dans le style élevé; d'ordinaire on écrit: Grâce à Dieu, au ciel: heureusement. Quand il s'agit des chosesici-ces mots signifient: par elles, par leur action.

58 v." De mépris," c'est-à-dire des preuves du mépris que l'on fait d'eux et de leurs temples.

59 v. La rapacité de Rome est la marque dominante de leur esprit de conquête. Jésus-Christ a eu raison de fonder la béatitude sur le détachement des biens extérieurs et l'estime des biens spirituels! Les nations font en gros ce que l'individu fait en détail, en ce qui concerne la richesse: c'est une "fureur," une démence, une folie.

62 v.-" Efforts superflus': ces termes généraux sont éloquents dans leur sens complexe et étendu.

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63 v.- Retirez-les" on voit le geste énergique de l'orateur; le mot revient plus bas, et cette répétion est pleine de vigueur,

Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes.

Nous ne conversons plus qu'avec des ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu'elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,

Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos préteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les ils ne nous apprendront

Que la mollesse et que le vice.

Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d'avarice.

C'est tout ce que j'ai vu dans Rome à mon abord :
N'a-t-on point de présent à faire,

Point de pourpre à donner, c'est en vain qu'on espère
Quelque refuge aux lois; encore leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.

66 v. "Nous laissons," nous abandonnons; le mot révèle le sens d'ori

gine latine: il en est ainsi de " conversons," dans le vers suivant, qui signifie :

vivre avec, avoir commerce avec.

68 v.-"

Découragés," part. passé; on dit une armée découragée, un parti, un esprit découragé,

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V.- -"Opprimé," indique que l'on est accablé sous la violence, la tyranie, en dépit des embarras, des souffrances, des chagrins et des larmes: on voit la force du mot.

71 v.-" Malheur... crime": quel beau vers! Il dit plus pour laisser entendre moins, comme le vers précédent.

73 v.-Mollesse” n'indique pas ici la complexion, le tempérament, ni le manque de vigueur, mais la délicatesse d'une vie efféminée, de mœurs relachées.

76 v. - "Abord": à mon arrivée. Cette expression est d'un usage courant, en ce sens, au dix-septième siècle.

pre.

78 v.-" Pourpre," mot employé ici au sens propre : étoffe teinte en pour

79 v.

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Refuge aux lois," dans les lois. Très souvent la poésie use de tours abrégés, pourvu qu'ils soient sans équivoque. Il est impossible de peindre à l'imagination les lenteurs proverbiales de la justice humaine en moins de termes : "encor... longueurs."

80 v.-“ Un peu fort," qui a quelque chose d'outré dans l'expression, quel que chose de dur, de dépassant la mesure dans le langage.

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