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ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n'ai jamais vu un pareil regard: quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l'âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l'espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux Etats de Bretagne avec les gentilshommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce que l'on sentait en le voyant, c'était la crainte. S'il eût vécu jusqu'à la Révolution et s'il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie je ne doute pas qu'à la tête des administrations ou des armées, il n'eût été un homme extraor

dinaire.

3. Sa mère. Ma mère, douée de beaucoup d'esprit et d'une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV. Avec de grands traits, elle était noire, petite et laide; l'élégance de ses manières, l'allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu'il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu'il était immobile et froid, elle n'avait pas un goût qui ne fut opposé à ceux de son époux. La contrariété qu'elle éprouva, la rendit mélancolique, de légère et gaie qu'elle était. Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s'en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante, entrecoupée de soupirs qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.

Prenez donc le texte, lisez tantôt, tantôt faites lire à un élève : "Mon grand... années." Que remarquez-vous dans cette première phrase? Je remarque que l'auteur note seulement la date de la mort de son grand-père ;— qu'en disant ensuite qu'il a connu sa grand'mère, il laisse entendre qu'il ne vit jamais son grand-père ; — qu'il caractérise son aïeule par "un beau regard...", parce que le regard, miroir de l'âme, est le trait dominant de toute physionomie humaine.-Comment un élève aurait-il rendu ces idées ? A peu près en ces termes : "Je n'ai jamais connu mon grand-père François, qui mourut etc...; mais j'ai connu ma grand'mère quand j'étais jeune, et elle avait un regard et un sourire dont je me souviens encore !"--Préférez-vous cette construction à celle de Chateaubriand? Assurément non.

Elle aimait la politique, le bruit, le monde; elle se jeta avec ardeur dans l'affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d'abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l'ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre avec de la générosité, elle avait l'apparence de l'avarice; avec de la douceur d'âme, elle grondait toujours mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

4. Sa gouvernante. De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m'attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j'écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. Elle était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu'elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m'embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours: "C'est celuilà qui ne sera pas fie!! Qui a bon cœur ! qui ne rebute point les pauvres gens! Tiens, petit garçon ; et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d'enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.

5. Sa sœur. Lucile, la quatrième de mes sœurs avait deux ans de plus que moi. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu'on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre ; qu'on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun; retroussez ses cheveux sur le haut de sa

Elle habitait... Dinan." Voici le lieu (circonstance) indiqué brièvement, ainsi que l'incidente si jolie "au décès... mari" pour "lorsque son mari mourut", lourde locution d'écolier. L'écrivain aurait-il pu commencer par cette circonstance de lieu? Oui, sans doute et l'on voit aussi qu'il n'y a pas qu'une manière de présenter les idées.

Après ce premier et court alinéa, nous avons passé une page entière du texte, où l'auteur parle naturellement de ses oncles : c'est bien la suite et l'enchaînement des pensées. Puis il arrive à son père, René.

Ce paragraphe "Alors... jours après" est clair, facile, agréable, émouvant, très naturel; tout s'y enchaîne, et cette scène de la séparation est un modèle de bon goût qui peut servir de thème à un devoir ou dévoloppement

tête, rattachez-les avec une toque d'étoffe noire; et vous verrez la misérable créature qui me frappa, en rentrant sous le toit paternel. Personne n'aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devaient un jour briller en elle.

Elle me fut livrée comme un jouet; je n'abusai point de mon pouvoir; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur.

6. Les premières leçons. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait; je griffais les deux vieilles grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents: mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes, des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette.

Mon maître d'écriture, M. Després, à perruque de matelot, n'était pas plus content de moi que mes parents; il me faisait copier éternellement, d'après un exemple de sa façon, ces deux vers que j'ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s'y trouve:

C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler :

Vous avez des défauts que je ne puis celer.

Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu'il me donnait dans le cou, en m'appelant "tête d'achocre"; voulait-il dire "achore"? Je ne sais pas ce que c'est qu'une tête d'achocre, mais je la tiens pour effroyable.

7. Sa grand' mère maternelle.-Je touchais à ma septième dans un sujet analogue. En voici les idées : mère pauvre, fils âgé de 15 ans, maladie, raisons du départ, permission demandée, objection : “Laboure ton champ'; pleurs et sanglots, pensée de Dieu, départ, engagement volontaire sur une goëlette.

-

2. Son père : Comment un élève fera-t-il le portrait de son père? Analysez ce numéro : qu'il regarde et examine, qu'il observe sa taille "grand"... sa figure “nez... lèvres... yeux surtout..." puis son caractère, la physionomie de l'âme "tristesse... silence... avare... hautain... dur... etc. '; résultat : "crainte." Enfin, hypothèses ingénieuses, intéressantes; "S'il eût... '

N. B. On pourra analyser de même les autres numéros, 3-7., interrogeant, expliquant un terme inconnu, indiquant les différences des portraits qui se suivent... Vous êtes trop minutieux, dira-t-on. Si vous voulez insister moins sur chaque paragraphe, libre à vous; le profi, est en raison directe de

année; ma mère me conduisit à Plancoët, chez ma grand'mère. Celle-ci occupait une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bédée ne marchait plus, mais à cela près, elle n'avait aucun des inconvénients de son âge: c'était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l'air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l'antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l'esprit orné, la conversation grave, l'humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle s'était consolée d'une union manquée, en composant quelques vers là-dessus. Je me souviens de evoir souvent entendue chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, un apologue qui commençait ainsi :

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Que de choses dans ce monde finissent comme les amours de ma tante, ture, lure!

(Mém. d'Outre-tombe. Extraits, éd. Molien. II. III.)

la réfléxion, du pesage des idées, des tours, des expressions; on passera plu légèrement avec des élèves plus jeunes, on approfondira avec d'autres plus âgés. Mais renoncez à connaître les secrets de l'art d'écrire, si vous vous bornez à une lecture où la raison, l'effort, l'observation, le goût n'intervien. nent en même façon.

Trois ou quatre pages bien expliquées apprendront plus que 300 pages lues de surface et par curiosité: deux classes d'une heure nous ont suffi pour faire goûter à des élèves tout cet extrait sur "la famille de Chateaubriand".

N' IV.

LE CHEMIN DU PARADIS.

NARRATION.

Plan.-1. Une mère meurt à l'hôpital... Sa fille Agnès ignore ce malheur... Elle pleure à la porte et demande à voir sa mère. Le portier lui dit que sa

mère est au Paradis.

2. Agnès va à la recherche du paradis... traverse la campagne fleurie... demande le chemin à une dame, qui lui dit de continuer...

3. L'enfant fatiguée se désaltère... s'endort dans les blés...

4. Elle rêve qu'elle est au ciel... les anges... sa mère qu'elle veut embrasser... son réveil par le bruit d'une voiture qui passe.

5. Elle reprend sa marche... aperçoit un couvent sur une colline... y arrive épuisée, pâle. On l'accueille à l'infirmerie... et s'endort du dernier sommeil, en souriant à sa mère.

I.- Récit en prose.

"Mère, pourquoi m'a-t-on séparée de vous? Est-ce que je ne vous verrai plus? Est-ce que je n'irai plus m'endormir, comme autrefois, sur vos genoux? O mère ! que de larmes je répands, depuis deux mois ! Je ne dors plus, et ne puis manger !..."

Ainsi se lamentait, devant la porte d'un hôpital, une petite fille, tout inondée de pleurs. L'éclat de ses yeux bleus et de ses joues roses en était terni, ses habits tombaient en lambeaux, et ses pieds tout nus étaient mal assurés.

Elle fait quelques pas vers la lourde porte de l'hôpital et agite en tremblant la sonnette. Le portier paraît aussitôt ; c'est un bon vieillard à barbe blanche; son air de douceur rassure la petite :

"Mon bon Monsieur, laissez-moi entrer, s'il vous plaît. Voilà deux mois que ma mère est ici : je voudrais l'embrasser."

"Chère petite, ta douleur me fait mal, mais je ne peux rien pour toi. Ta mère n'est plus ici; depuis huit jours elle est au paradis.

La petite Agnès allait demander où se trouve le paradis; mais déjà le portier avait fermé le guichet.

*

*

Elle s'éloigna aussitôt, traversa la ville avec rapidité, et se

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