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réussirent qu'à le grandir, à lui donner les proportions d'un colosse, d'une stature plus qu'humaine. Ils se chargèrent inconsciemment de fournir à cette existence exceptionnelle la fin plus magnifiquement appropriée qu'un artiste eût rêvé pour elle! le dernier acte de la pièce à grand spectacle qui fut la vie de Napoléon, ils le soignèrent mieux que n'aurait pu le faire Napoléon lui-même. La Corse, l'empire du monde, Sainte-Hélène, qu'elle admirable. .rilogie!

Napoléon parut une sorte de Prométhée gigantesque cloué au rocher et dévoré par le regret de son fils absent et de son trône évanoui. "Il s'accrut dans sa captivité, nous dit Chateaubriand, de l'énorme frayeur des puissances; en vain l'Océan l'enchaînait, l'Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer." (1)

Dès ce moment la France oublia les excès de son despotisme et ne voulut plus se souvenir que de ses bienfaits. L'imagination populaire commença à travailler sur le grand empereur et à transfigurer ses traits. Quand il succomba, en 1821, les larmes les plus sincères, les plus désintéressées furent données à sa mémoire.

En même temps, la politique s'empara de son nom. Cette ombre rentra dans la vie active: ce mort devint plus redoutable aux Bourbons que bien des vivants. On célébra en lui le promoteur de l'égalité démocratique "qui avait humilié les rois et les nobles dans ses antichambres"; on rappela les gloires dont il avait enivré la France, la supériorité qu'il lui avait donnée sur le reste de l'Europe. En face de la Restauration aristocratique et pacifique, on dressa son nom comme une formidable machine de guerre. c'est ainsi qu'à l'origine du large courant de légende napoléonienne, l'on voit sourdre deux sentiments: l'un, limpide et pur, jaillit de l'imagination populaire; l'autre, plus trouble, plus agité, roule les parcelles douteuses qu'y ont déposées les haines de parti.

III

- Et

-

Chez Béranger, il y eut à la fois calcul politique et amour sincère des grandeurs impériales. Béranger a eu un rôle capital dans la formation de la légende napoléonienne. On ne le lit plus guère en France aujourd'hui, et ce sont seulement de très vieilles gens que l'on peut surprendre à fredonner l'une de ses chansons.

(1) V. Mém. d'Outre-tombe. Ed. Biré. T. iv. p. 69.

La critique lui est peu clémente. Enfin, c'est une gloire tombée. Et cependant ce poète a joui, pendant toute la période de la Restauration, depuis 1815 jusqu'à 1830 et même au delà, d'une incroyable popularité. Tous ceux qui haïssaient les idées représentées par le gouvernement de Louis XVIII, et surtout de Charles X, tous ceux qui étaient hostiles aux souvenirs de l'ancien régime, à la prépondérance de la noblesse et du clergé, lisaient avec passion les Chansons de Béranger. Elles circulaient dans toute la France; on les apprenaient par cœur ; leurs refrains, toujours si habilement amenés, bourdonnaient dans les mémoires, voltigeaient sur les lèvres et ainsi se propageaient sous une forme légère, ailée, inoffensive en apparence, les idées dont Béranger s'était fait le défenseur attitré.

Pendant l'empire, Béranger n'avait guère eu de sympathie pour le régime autoritaire et belliqueux, inauguré par Napoléon. Il avait écrit, en 1813, la chanson cèlèbre intitulée "le Roi d'Yvetot," où il vantait le bienfait d'un monarque débonnaire. Après la chute de l'empereur, Béranger se 'prit à l'aimer de toute sa haine pour la Restauration, et, dès 1817, il commença à exploiter son nom au détriment d'un gouvernement qu'il détestait. Mais ce qui fit son originalité, c'est que, en chansonnier populaire, Béranger savait admirablement emprunter à la masse ses idées, ses rêves pour les lui rendre sous une forme poétique. Chez lui nous pouvons suivre le travail d'imagination qui s'est opéré dans la foule anonyme. Entre les dix-sept chansons que Béranger a consacrées à la mémoire de l'empereur, je n'en citerai qu'une qui vous donnera quelque idée des autres. Elle est intitulée: "Les Souvenirs du peuple." Je suis forcé de la réciter; hélas ! je ne puis la chanter--pour bien des raisons,―mais n'oubliez pas qu'elle perd beaucoup à être dite.

On parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps.
L'humble toit, dans cinquante ans,
Ne connaîtra plus d'autre histoire.
Là viendront les villageois

Dire alors à quelque vieille :
Par des récits d'autrefois,

Mère, abrégez notre veille.

Bien, dit-on, qu'il nous ait nui,
Le peuple encore le révère,
Oui, le révère,

Parlez-nous de lui, grand'mère !

Parlez-nous de lui.

Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois, il passa.

Voilà bien longtemps de ça :
Je venais d'entrer en ménage.
A pied grimpant le coteau,
Où pour voir je m'étais mise ;
Il avait petit chapeau
Avec redingote grise.
Près de lui je me troublai ;

Il me dit: "Bonjour, ma chère ;
Bonjour, ma chère."

-Il vous a parlé grand'mère !
Il vous a parlé !

L'an d'après, moi, pauvre femme,
A Paris étant un jour,

Je le vis avec sa cour:

11 se rendait à Notre-Dame.

Tous les cœurs étaient contents;

On admirait son cortège.

Chacun disait: "Quel beau temps !

Le ciel toujours le protège !"

Son sourire était bien doux,

D'un fils Dieu le rendait père,

Le rendait père.

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Il part; et, comme un trésor,
J'ai depuis gardé son verre
Gardé son verre.

-Vous l'avez encor, grand'mère !
Vous l'avez encor!

Le voici. Mais à sa perte

Le héros fut entraîné.

Lui, qu'un pape a couronné,
Est mort dans une île déserte.
Longtemps aucun ne l'a cru;
On disait: "Il va paraître ;
Par mer il est accouru;
L'étranger va voir son maître."
Quand d'erreur on nous tira,
Ma douleur fut bien amère !
Fut bien amère !

--Dieu vous bénira, grand'mère !

Dieu vous bénira!

Une chanson comme celle-là, Mesdames et Messieurs, est faite pour pénétrer dans les ateliers et dans les chaumières. Elle est populaire en naissant. Cette bonne vieille qui raconte ses souvenirs, le soir, à la veillée, au milieu des jeunes têtes qui s'émerveillent à l'écouter; ce Bonaparte en petit chapeau et en redingote grise, bienveillant, bonhomme même, qui donne en passant un amical bonjour à la jeune femme, qui arrive impromptu à la ferme, et, entre un verre de piquette et un morceau de pain bis, confie ses projets à son hôtesse: quelle image cordiale, sympathique, faite pour séduire les âmes simples, de qui elle est née ! Soyez sûrs qu'elle a puissamment servi la foi napoléonienne.

Ailleurs, Béranger se fait l'écho d'une croyance qui se répandit dans les campagnes après 1821. Le peuple fut longtemps avant d'accepter comme vraie la nouvelle de la mort de Napoleon. Il lui paraissait impossible que ce héros, ce demi-dieu eût subi le sort commun des hommes. Le bruit courait qu'il guerroyait en quelque pays lointain, ou bien qu'il allait réapparaître en France et redemander à la nation le trône qui lui avait été ravi. (1)

Je ne puis insister davantage, Mesdames et Messieurs; mais vous voyez que Béranger nous donne la nuance exacte du sentiment populaire. Le peuple sent et crée puissamment, mais il ne sait s'exprimer soi-même. Il faut que d'autres lui prêtent leur voix plus savante. C'est justement ce qu'a fait notre chansonnier ; et voilà pourquoi il convenait de nous arrêter quelque temps devant

son œuvre.

(à suivre.)

P. DE LABRIOLLE.

(1) On trouvera ces fantaisies exprimées dans la chanson qui a pour titre : "Il n'est pas mort.“

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